Julia de Funès est docteure en philosophie et titulaire d’un DESS en ressources humaines. Auteure des ouvrages La comédie (in)humaine et Le développement (im)personnel, succès d’une imposture, elle intervient régulièrement comme conférencière dans de nombreuses entreprises.  Valeurs d’entrepreneurs a souhaité lui donner la parole sur la question du leadership et le sens de l’entreprise.

Valeurs d’entrepreneurs : À l’occasion d’une masterclass* organisée lors d’Entreprise du Futur vous avez dit apprécier l’explication nietzschéenne du leadership. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Julia de Funès : Dans l’entreprise, on a parfois réduit le leadership à de la technicité. Lorsqu’on devient manager, on suit généralement des formations techniques (prise de parole en public, affirmer son leadership etc.) pour soi-disant mieux endosser « la posture » managériale (c’est un langage de coach que j’utilise ici). Or je trouve, par expérience, que les grands leaders charismatiques, hommes ou femmes, sont beaucoup plus dans l’authenticité acquise que dans de la technicité apprise. Ce qui impacte un auditoire, c’est l’authenticité de l’orateur, pas sa posture ! Peu importe qu’il ait les jambes ancrées, qu’il parle avec les mains ou qu’il ait un ton particulier comme on veut nous l’apprendre en formation au leadership ! Je préfère de loin le concept de volonté de puissance nietzschéen. La volonté de puissance n’est pas du tout une volonté de pouvoir qui consiste généralement à écraser les autres pour mieux ressortir soi-même.

La puissance, contrairement au pouvoir, est plus intérieure.

C’est une conviction des profondeurs, un rayonnement intérieur, une force intrinsèque, une pulsion d’être, qui fait qu’on veut toujours sa propre volonté, qu’on désire ses désirs, qu’on a envie de dire ce qu’on est en train de dire. On est une force une et entière. Lorsqu’on apprend des « postures » à l’aide de coachs généralement, on est dans une analyse de soi-même avec un regard permanent sur soi, donc un dédoublement, qui invalide nécessairement cette authenticité pleine et entière. Tous les grands orateurs ont leur style, ce qui signifie bien que c’est une question d’authenticité et non de technicité ou de posture, sinon nos leaders se ressembleraient tous ! Mais le charisme de Trump n’a rien à voir avec celui de Sarkozy ou de Macron.

De quelle manière la technicité a-t-elle fini par prendre une telle place dans le management ?

Cela vient des techniques anglosaxonnes et américaines, reprises dans les écoles de management. C’est une mode qui a bien fonctionné, car elles promettent en un temps record (la temporalité est souvent courte dans ce genre d’approche : devenir manager en quelques séances, mieux parler en public en 5 leçons !) des trucs et astuces, des recettes, des kits comportementaux simples et soi-disant efficaces. On a tous envie de se précipiter là-dessus parce que ça rassure, par l’aspect maîtrisable et contrôlable. Mais évidemment, ces techniques sont réductrices, souvent simplistes, et les choses compliquées comme le charisme ou l’authenticité, ne s’apprennent pas dans des livres de recettes ou des manuels de comportement. Je ne dis pas qu’il faut bannir cela car il y a des petites techniques qui peuvent faciliter les choses et apporter quelques « trucs ».

Mais l’essentiel est d’essayer de faire en sorte que les gens aient la possibilité d’agir à partir d’eux-mêmes et c’est le travail d’une vie !

Le risque, c’est le modèle unique de leadership ?

Oui, exactement. Le risque, c’est qu’on finisse par tous se ressembler et devenir des moutons de Panurge. Il y a de nombreuses grandes entreprises où les normes comportementales, langagières, voire immobilières sont telles, qu’elles en deviennent totalement aseptisées. On se croit dans l’une quand on entre dans l’autre. Cette uniformisation du langage, de la pensée et des modes de fonctionnement met en berne l’individualité de chacun.

Mais comment faire vivre une culture d’entreprise sans ces normes ?

Je travaille par exemple pour les sapeurs-pompiers de Paris. Il y a une culture véritable, un esprit de corps, des valeurs qui sont très fortes, et ce n’est pas du tout du pipeau. Pourquoi parviennent-ils à incarner ces valeurs ? Parce qu’ils les vivent au jour le jour. Chacune de leurs actions suppose ces valeurs, suppose cet esprit de corps. Autrement dit, la culture d’entreprise, ne se décrète pas, ne se déclame pas, elle se vit. Trop souvent, on se dit qu’il faut définir la culture, les valeurs, les afficher sur un mur, pour que les salariés les adoptent. C’est beaucoup plus pratique et moins théorique que cela ! Elles supposent une mise en pratique quotidienne. C’est une discipline éthique. Laissons les gens agir, incarner ce qui compte pour l’entreprise, et les valeurs ressortiront d’elles-mêmes. C’est un peu la même chose en éducation, il ne suffit pas d’écrire à son enfant sois généreux, rigoureux, et honnête ou que sais-je encore dans sa chambre. Il faut montrer l’exemple et lui donner des occasions d’agir dans ce sens. Sinon les valeurs ne sont que bien-pensance.

Ce serait une clé pour lutter contre le désengagement des salariés ?

Oui, parce que dès qu’on a la possibilité d’agir, d’être autonome, d’incarner quelque chose, c’est beaucoup plus engageant et motivant que d’appliquer bêtement comme un mouton ce qu’on vous dit de faire. Donc pour moi, la vraie motivation, l’engagement des collaborateurs, suppose, entre autres choses, de leur laisser une plus grande autonomie. Celle-ci est d’emblée motivante car elle consiste à devenir l’auteur de ses actes et de sa vie (autonomos : se fixer à soi-même ses propres lois). Qui préférerait vivre la vie imposée d’un autre ?!

Mais est-ce-que laisser libre cours au manager pour être lui-même, ne comporte pas une part de risque ?

C’est difficile parce qu’effectivement, quand on est manager, on a un rôle à tenir. C’est comme en société, il faut bien se conformer à un moment pour appartenir à un groupe. Il y a donc une part de conformisme, pour correspondre aux attentes et à l’idée qu’on se fait d’un manager, d’un président etc. Mais ce conformisme ne doit pas agir comme un étouffoir de personnalité. Au contraire, il procure dans un premier temps de la confiance en soi, de l’assise, pour permettre de mieux déployer par la suite son originalité sur fond de légitimité.

Vous pensez que les entreprises qui auront réussi ce virage de l’authenticité et de l’autonomie seront les entreprises de demain ?

Je ne sais pas ce que seront les entreprises de demain ! Aujourd’hui on remarque que les entreprises qui parviennent à recruter sont celles qui laissent de l’autonomie aux collaborateurs (télétravail etc.) et qui contribuent à un sens plus grand que la simple performance économique de l’entreprise. Le sens du travail a changé. Les plus jeunes générations ne travaillent plus pour travailler, mais pour se réaliser ailleurs et/ou participer à une grande cause. Cela suppose de laisser de l’autonomie aux collaborateurs, et participer à une grande cause environnementale, sanitaire, humanitaire, révèle le sens de l’entreprise. L’énorme paradoxe de ce changement de paradigme, c’est que l’entreprise reprend du sens en ne devenant qu’un moyen au service d’autre chose qu’elle-même. Quand l’entreprise se pense comme une finalité en soi, elle perd tout son sens.

* Masterclass organisée par Malakoff Humanis sur la thématique « Faites de vos collaborateurs les héros de l’entreprise » à l’occasion de l‘événement Entreprise du Futur le 23 janvier 2020 au Centre de congrès de Lyon. 

Bibliographie

  • Socrate au pays des process (Flammarion, 2017)
  • La Comédie (in)humaine – avec Nicolas Bouzou (Éditions de l’Observatoire, 2018)
  • Le développement (im)personnel : Le succès d’une imposture (Éditions de l’Observatoire, 2019)
image
Julia de Funès
Philosophe