Le Printemps des entrepreneurs recevait pour sa conférence de clôture Navi Radjou, écrivain et conférencier franco-indien, qui s’intéresse aux mécanismes d’innovation et de création de richesse dans des milieux contraints. Auteur de best seller, stratégiste de renommée internationale, il revient pour Valeurs d’entrepreneurs sur son dernier livre, L’Innovation frugale, publié mondialement par The Economist et en France par Diateino.
Votre dernier ouvrage, L’Innovation frugale, fait suite à votre livre sur l’Innovation Jugaad. Quel est le lien entre ces deux livres ?
Dans l’Innovation Jugaad, mon co-auteur Jaideep Prabhu et moi cherchions à montrer comment dans des pays émergents, où il y a une rareté en ressources, en infrastructures, en capitaux ou en énergie, les entrepreneurs tiraient parti du manque de ressources pour créer de la valeur. L’idée, c’est de convertir l’adversité en opportunité et de s’appuyer sur la ressource manquante pour innover. Alors qu’en Occident, on considère cela comme une contrainte qu’il faut contourner, ici, c’est une source d’émancipation.
Par exemple ?
Au Pérou, on a mis en place des panneaux publicitaires qui absorbent l’humidité de l’air pour produire de l’eau. On utilise ce qui est abondant, l’air, pour pallier une rareté, l’eau. En Tanzanie, 80% des gens n’ont pas de comptes bancaires et n’ont pas accès à l’électricité. En revanche, ils ont des téléphones portables. On utilise donc l’abondance de la connectivité mobile pour répondre à une rareté : la capacité à dématérialiser l’argent et à le transmettre, acheter avec de la monnaie électronique. On paie ainsi son énergie solaire au quotidien avec son téléphone portable, en envoyant des SMS. C’est un modèle que l’on voit dans beaucoup de pays émergents, où se combine rareté des ressources avec des énormes besoins de la part de la population. C’est un cocktail explosif et disruptif…
Une situation propre aux pays émergents ?
Si on a beaucoup de ressources comme en Occident, on va créer du plus avec du plus. On va créer des fausses solutions, de plus en plus sophistiquées, qui nécessitent de plus en plus de ressources.
Ce n’est pas durable selon vous ?
Non. L’idée, c’est de dire : qu’est-ce que je peux faire avec moins de ressources, qui apporte pour autant la plus grande valeur possible au consommateur ? L’entrepreneur dans les pays émergents est dans une situation où il doit optimiser le peu de ressources qu’il a à sa disposition. Ceci se perd dans les grandes entreprises occidentales, qui sont détachées et éloignées du monde réel. Elles ont beaucoup de ressources, qui permettent de développer des situations complexes, sophistiquées. Les entrepreneurs occidentaux ne peuvent plus à mon avis se permettre cela.
Les choses bougent selon vous ?
Dans les pays à économie mature, on commence à ressentir le même besoin : faire mieux avec moins, en faisant des économies de ressources. Il faut trouver une autre façon de concevoir les produits, de les fabriquer et de les consommer différemment.
C’est la thèse que vous défendez dans L’Innovation frugale ?
Mon nouveau livre se pose donc sur l’Occident, et montre comment les ressources se raréfient, comment de nouveaux besoins apparaissent, avec notamment plus d’exigence pour que les marques apportent de la valeur marchande mais aussi des valeurs sociales. Il devient donc important de faire mieux, et avec moins de ressources.
Les entreprises doivent offrir des produits et services qui sont de plus en plus frugaux. Et elles-mêmes en tant qu’entreprises doivent incarner ces valeurs de frugalité : en utilisant des matériaux recyclés, des énergies renouvelables, etc. Tout ce qui était considéré comme relevant de la RSE ou du développement durable doit aujourd’hui être intégré au cœur du modèle économique. Au-delà du business model, je pense qu’il est important de penser comment l’entrepreneur va incarner des valeurs. Il faut les penser au pluriel : pas seulement la valeur marchande, mais aussi comment je respecte l’environnement, comment je crée de la valeur sociale.
Comment concilier développement frugal et économique ?
Selon Ashoka et Accenture, qui ont fait des études sur la pauvreté en Europe, on estime qu’il y a 50 millions de personnes en situation de pauvreté, représentant un marché de 220 milliards d’euros, pour des produits et services low cost.
Ce marché n’est pas adressé par les entreprises établies. Ce n’est pas une question de charité. C’est aussi dire qu’il y a un marché potentiel important, consistant à apporter des solutions à des segments de populations fragilisées, qui ont peu d’argent, mais qui ont des aspirations.
Des produits low cost, mais sans pour autant présenter des caractéristiques bas de gamme ?
L’ancien designer de la gamme Vertu de Nokia (haut de gamme), est en train de lancer une gamme de téléphones pour des personnes à faibles revenus. L’idée, c’est d’amener l’attractivité du luxe, du design vers des produits frugaux, pour qu’ils soient malgré tout aspirationnels. La valeur se crée aussi via le regard des autres, cela booste la confiance en soi, l’estime de soi et il est important pour des personnes à revenus modestes de ne pas être « marquées » socialement par les produits qu’elles consomment.
Est-ce que cela appelle une nouvelle vague d’entrepreneurs ?
Ma première réflexion, c’est qu’une PME pas encore établie ou une start-up qui se lance a une plus grande chance d’intégrer ces éléments dans son ADN, plutôt qu’un grand groupe.
Il y a donc en effet une nouvelle vague d’entrepreneurs qui conjuguent utilité, valeur sociale et aspirationnelle. A chaque niveau de la pyramide économique, les besoins sont les mêmes. On veut trouver du sens, de la valeur, de l’utilité. La question, c’est comment, au-delà de la valeur économique, je peux apporter quelque chose de plus aux consommateurs et à la société ?
Comment concilier innovation et frugalité ?
Innover, ce n’est d’ailleurs pas nécessairement inventer quelque chose de nouveau. C’est aussi recomposer des choses qui existent déjà, c’est-à-dire réutiliser ce qui existe pour réinventer des secteurs entiers. C’est là l’essence de l’innovation frugale. C’est un monde qui doit converger avec l’industrie et mieux s’y intégrer. On voit aujourd’hui des sociétés comme Apple ou Google qui font des montres, des voitures bientôt. L’inverse doit aussi être vrai : les industriels doivent intégrer le numérique et se réinventer.
Vous pointez l’importance du numérique dans ce mouvement de frugalité…L’enjeu est de se demander comment intégrer le monde numérique au monde physique ? Comment les entreprises peuvent utiliser la technologie pour connecter les mondes réel et numérique ? Une entreprise californienne a ainsi développé un capteur sans fil, que l’on plante dans le sol, et qui donne des informations détaillées sur les conditions de température, d’humidité, etc. Cela permet aux agriculteurs de réduire l’usage d’eau, d’engrais et d’électricité, tout en augmentant la production et la qualité des produits. La Silicon Valley connaît des problèmes de sécheresse mais des besoins en alimentation grandissants. Le besoin, c’est ici de faire mieux avec moins. Cette solution est tout à fait frugale : elle propose un retour sur investissement de 9 mois aux agriculteurs et se compose de composants open source qui font qu’elle n’est donc pas réservée aux grandes firmes agricoles.
Certes, mais l’innovation est souvent réservée aux personnes ou aux sociétés qui ont les moyens d’investir ?
Les coûts liés à l’innovation sont en train de chuter, grâce aux fablabs, aux imprimantes 3D… Tout ce qui est du domaine des puces, des capteurs (comme les capteurs Arduino), des composants électroniques à moins de 20 dollars… est également en train de se démocratiser, ce qui fait qu’il n’y a plus de barrière pour innover. Tout le monde peut être entrepreneur et innover.
Le vrai coût de l’innovation, c’est le temps. Cela se quantifie facilement, mais c’est difficile à optimiser. Un entrepreneur aujourd’hui doit vraiment accorder un maximum d’importance à la gestion de son temps. Lever des fonds, attirer des investisseurs, recruter, on peut le faire. Mais le vrai challenge, c’est d’arriver à faire mieux avec moins, à faire mieux et plus avec le temps limité que l’on a. Il faut en tout instant penser frugal.
Comment voyez-vous votre rôle ? Ecrivain ? Consultant ?
Mon métier n’est pas de conseiller les dirigeants d’entreprise ou de start-up. J’essaie de donner une aide morale, de montrer où est la valeur que les entreprises peuvent créer. Je suis avant tout écrivain et conférencier, et mon rôle est de valoriser des projets et des solutions innovantes.
J’offre des idées, des conseils à des entrepreneurs avec lesquels je me sens à l’aise. Il faut que le courant passe, et qu’il y ait un impact économique, social ou sociétal. Si c’est le cas, en tant qu’ancien consultant, je m’intéresse au modèle économique, voir s’il peut être intéressant, quelle valeur il peut apporter aux gens, quel impact positif il peut avoir sur le plan social ou environnemental.
Une sorte de Robin des bois des temps modernes ?
Il y a un côté héroïque, l’idée de « sauver » le monde. Mais je ne vole pas ! L’idée que je défends, c’est de prendre ce qui est l’apanage d’une élite et de l’apporter à la masse. La démocratisation, c’est ce qui me plaît.
Pour aller plus loin
L’innovation Frugale : Comment faire mieux avec moins ?
Article de Bruno Rousset sur L’Innovation Jugaad, paru sur Widoobiz en avril 2014 : Jugaad ou l’art de l’audace en entreprise
