Cofondatrice des Petites Cantines, un réseau non lucratif de cantines de quartier, Diane Dupré la Tour a été auparavant journaliste pendant près de 10 ans. Elle partage pour Valeurs d’entrepreneurs une démarche singulière de développement d’un réseau de restaurants participatifs au service du lien social.

Vous êtes co-fondatrice des Petites Cantines, créées en 2016 à Lyon. Qu’est ce qui a motivé la création de ce réseau de cantines ? Quel est le modèle économique de l’association ?

Ce projet est né d’une rencontre avec Etienne Thouvenot. Nous étions tous les deux dans un contexte différent. Lui travaillait dans un grand groupe de la région lyonnaise. J’étais, quant à moi, dans un contexte de deuil. J’ai ressenti le besoin de me recentrer sur l’essentiel. Je me suis rendue compte que je vivais ma vie en pilote automatique. Je me suis trouvée confrontée à un sentiment de vacuité. Cela a été l’occasion pour moi de clarifier ce qui comptait vraiment pour moi. La question des relations et de la rencontre m’est apparue comme essentielle, c’est ce qui nous a rassemblés avec Etienne. Cette expérience personnelle nous a donné les racines du projet. Imaginez les petites cantines comme un arbre. Les branches, c’est ce qu’on voit : les restaurants participatifs. Le tronc, c’est la dynamique d’apprentissage. Les relations c’est comme la musique ou la cuisine : ça s’apprend. Et le sol, notre socle commun, c’est la confiance.

Le modèle économique reflète ces racines : il est fondé sur le prix libre, qui est une stratégie tarifaire relationnelle. Aux Petites Cantines, tout le monde donne quelque chose, et chacun donne ce qu’il veut. Le don est obligatoire, tout en restant libre. Cela permet de couvrir 60 à 80% des charges de fonctionnement de la cantine. Le reste de l’exploitation est financé par des privatisations, des team buildings pour les entreprises, et les cantines fabriquent aussi souvent des produits dérivés : pots de confiture, bière artisanale, travaux de couture… Les investissements, eux, sont financés par des mécénats. A chaque Petite Cantine, c’est une nouvelle association qui est créée. Elle fait partie du réseau national, qui est comme une grande communauté apprenante. Aujourd’hui, le réseau compte 13 restaurants ouverts et une quinzaine de projets en montage. Le dernier a ouvert ses portes à Villeurbanne fin 2023, le prochain ouvrira à côté de Rennes, au mois de mai. Outre le prix libre, ces cantines ont deux autres caractéristiques : elles sont participatives et en alimentation durable. Participative signifie que le montage de la cantine se fait grâce à la mobilisation d’une communauté de bénévoles et de partenaires actifs sur le territoire. Enfin nous prêtons une grande attention à ce qui se passe dans l’assiette et proposons un approvisionnement engagé et le plus durable possible.

Prendre sa place à table, au milieu des autres, c’est très symbolique, c’est un système relationnel puissant. C’est comme prendre sa place dans la société. Chacun a sa chaise, sa place à lui. Et puis on va intégrer en nous quelque chose que l’on a préparé ensemble. Il en découle un sentiment d’appartenance vertueux. Par opposition au repli sur soi, à la peur de l’autre.

Notre réflexion est aussi nourrie par un comité académique constitué de 5 chercheurs – en sociologie, en anthropologie, en philosophie, en sciences du goût et de la transition…Cette approche réflexive est un des facteurs différenciant des petites cantines. Trois cents administrateurs bénévoles sont impliqués dans les associations autonomes, qui adhérent à une fédération, le réseau des Petites Cantines, qui s’appuie au total sur 35 salariés, essentiellement des responsables de cantines.

Notre stratégie de développement s’est fixée deux ambitions. La première, c’est que le chemin se confonde avec le résultat. Nous voulons vivre entre nous ce que nous proposons aux convives de vivre en cantine : cette qualité de la relation, cette capacité à prendre soin de nous, des autres et de la planète. Cela nous a amené à construire toute une boîte à outils en RH et gouvernance, sous la houlette de Bertrand Vial, notre coordinateur général. Héloïse de Bokay a fait également un gros travail de structuration des communautés, pour prendre soin des bénévoles et des salariés, s’assurer qu’ils ont les bonnes formations tout au long de leur parcours d’engagement. Caroline Colombe pilote la levée de fonds, que nous souhaitons faire évoluer pour nous tourner vers de nouveaux profils de financeurs. Il y a aussi dans l’équipe des développeurs de talents qui animent la communauté apprenante.

Il s’agit de révéler des potentiels entrepreneurs parmi les habitants, qui lèvent 200 000 € pour financer les investissements de leur petite cantine alors qu’ils n’avaient jamais levé de fonds de leur vie.

La deuxième, c’est que nous avons plafonné notre développement, même si cela peut paraître contre-intuitif pour des entrepreneurs. Nous pensons que la croissance est un moyen, pas une fin en soi, et faisons le choix de faire grandir la solution plutôt que de faire grossir notre organisation. Cela se traduit par le choix de créer autour de nous un écosystème favorable à l’émergence de nouveaux restaurants participatifs, plutôt que de chercher à répondre à tous les besoins nous-mêmes.  Nous évaluons le besoin à 500 restaurants participatifs en France pour mailler toutes les villes de plus de 20 000 habitants. Les Petites Cantines ne feront pas tout. Nous avons fixé notre plafond de développement à 50 Petites Cantines, soit environ 100 000 convives. On aura atteint un palier qui démontrera que le projet ne repose pas uniquement sur un quartier ou une personne qui aurait du charisme dans une cantine ou un conseil d’administration qui fonctionne particulièrement bien, mais un modèle appropriable par d’autres. C’est un discours par la preuve. Et nous diffusons notre savoir-faire auprès d’autres parties prenantes, auprès des cousins, auprès des copains et auprès des voisins. Les « cousins » sont dans le même secteur que nous : ils créent des restaurants alternatifs ou participatifs, vecteur de lien social, dans un autre contexte. On leur ouvre notre boîte à outils pour qu’ils puissent s’appuyer dessus sans rejoindre le réseau des Petites Cantines. Cette action est financée par les fonds structurels européens. Les « copains » sont les autres dirigeants de l’économie sociale et solidaire qui vont avoir des besoins de changement d’échelle ou des besoins d’outillage RH. Nous les leur transmettons. Nous sommes devenus sociétaires de « Savoir Devenir », un organisme de formation dans l’ESS pour leur transmettre notre savoir-faire autour de l’essaimage. On perçoit les limites de l’économie classique, face aux enjeux actuels. Nous développons une offre de formation autour des compétences relationnelles à destination des entreprises. La création de valeur relationnelle, le développement de l’intelligence relationnelle ciblent également les acteurs de la restauration collective qui ont des enjeux de recrutement. 100 000 emplois sont à pourvoir dans le secteur de l’hôtellerie et de la restauration (source Umih 2023). Il y a un enjeu à fidéliser, Nous apportons aux acteurs de la restauration collective les quelques briques de savoir-faire que nous vivons en cantine pour les aider à développer de la valeur ajoutée auprès de leurs clients : le repas comme vecteur de lien social, à une heure où on n’a pas juste besoin de manger plus bio, on a aussi besoin de se redire qu’il est bon de manger ensemble. Avec le travail, les régimes alimentaires spécifiques, l’isolement croissant… mangerons nous encore ensemble demain ?

Une personne sur 5 souffre de solitude en France. Quelle est la contribution des petites cantines pour lutter contre ce fléau ?

Il me semble qu’on confond deux notions : la solitude et l’isolement. La solitude nous concernera tous au moins une fois dans notre vie, certains un peu plus tôt, d’autres un peu plus tard. C’est lié au fait que nous sommes uniques, et qu’il y a certaines choses que personne ne pourra vivre à notre place. Je fais un parallèle avec l’accouchement, qui est une expérience humaine très douloureuse. Ce n’est pas pour autant qu’on va chercher à éliminer l’accouchement de nos vies. Les douleurs de l’accouchement, personne d’autre ne les a vécues à la place de la femme ou de l’enfant. Avec la solitude, c’est pareil : il ne faut pas chercher à lutter contre, il faut l’accompagner, l’apprivoiser. Apprendre à traverser l’épreuve de la solitude peut même être une source d’autonomie et de présence à soi, la condition d’une vie humaine et démocratique épanouie.

L’isolement, en revanche, crée de la dépendance. C ‘est une construction sociale. Selon les architectes, c’est quand on définit ce qui est dedans et ce qui est dehors. Nous devons lutter très activement contre l’isolement, qui va à l’encontre de notre besoin de nous sentir reliés. Cet isolement est souvent non conscient et institutionnalisé par notre mode de vie, qui nous coupe les uns des autres et explique le mal-être relationnel profond. Si je me sens seul, c’est que j’ai un besoin, joyeux, de me sentir relié. C’est un besoin humain fondamental.

Nous en avons eu si peu conscience, qu’il ne figure pas aujourd’hui dans la déclaration universelle des droits de l’homme, laquelle liste pourtant nos besoins fondamentaux comme se nourrir, dormir, travailler.

Certains usages du numérique, modèles d’entreprise ou bien certains modes de déplacement vont à l’encontre du besoin de se sentir reliés, créent de l’isolement et sont à l’origine de ce que l’on appelle à tort, notre sentiment de solitude. Aujourd’hui, on prétend qu’il faut plus de liens et moins de solitude. On place le lien social sur un piédestal : or c’est très facile de déconstruire cette idée. Parlez avec des acteurs sociaux qui accompagnent des jeunes en addiction, ils vous diront que ces jeunes ont plein de liens sociaux. Le problème, c’est qu’ils aillent voir d’autres personnes et d’autres modèles, d’autres schémas, d’autres parcours de vie, qu’ils sortent du lien d’emprise dans lequel ils sont. Il ne s’agit pas de lutter contre la solitude pour plus de lien social, mais de travailler sur la qualité de la relation, celle qui peut répondre à notre besoin de nous sentir reliés.

Donc, les mots sont importants. Quand on a posé les bonnes questions, on apporte les bonnes réponses. Les trois-quarts de nos convives disent qu’ils changent de regard grâce aux rencontres en cantine. Et 10 % de nos convives disent qu’ils ont retrouvé un emploi ou une formation grâce aux rencontres qu’ils ont faites en cantine. Quand on connaît le coût du chômage longue durée en France, et que l’on sait que le repas est le premier réseau social, accessible à tous, les petites cantines démontrent au quotidien que chacun.e peut accéder à des offres d’emploi, des idées de formation, sans forcément être connecté ou avoir des cartes de visite …

Les petites cantines s’appuient sur un réseau de salariés et de bénévoles. Comment recrutez-vous ? Quel profil de manager êtes-vous ?

Nous sommes adeptes du recrutement sans cv pour les responsables de cantine. Nous allons chercher des compétences humaines et relationnelles qui ne figurent pas sur un diplôme.

Nous allons chercher des compétences humaines et relationnelles qui ne figurent pas sur un diplôme.

Nous sommes structurés comme une communauté apprenante. Chaque cantine est pilotée par un ou deux responsables de cantine. Leur rôle n’est pas de faire la cuisine mais d’animer la communauté pour assurer une diversité de public en cantine, veiller à ce qu’aucune population ne chasse l’autre, que la cantine soit un lieu de métissage avec des jeunes, des actifs, des personnes en recherche d’emploi d’autres personnes plus intégrées, des personnes âgées… Nous structurons les parcours d’engagement des convives, en fonction des rôles qu’ils souhaitent prendre. Venir manger, c’est le cœur de notre proposition : prendre sa place à table, au milieu des autres. D’autres vont vouloir s’engager pour trois heures., d’autres pour trois mois ou pour trois ans. Il faut leur donner les outils pour cela. Nous les formons pour qu’ils puissent tenir le rôle d’animateurs de communauté. Aujourd’hui, dans les entreprises, ce sont des compétences qui pourraient s’appliquer dans une communauté de travail. Cette capacité à engager les collaborateurs au niveau du réseau est similaire : je ne suis pas favorable au terme de manager ; nous n’avons pas de directeur ou directrice générale mais un coordinateur ou une coordinatrice générale dont le rôle n’est pas de décider, mais de s’assurer que tous les niveaux de gouvernance ont bien les bonnes informations pour prendre des décisions de qualité. Son rôle est de prendre soin de ceux qui prennent soin et surtout de garantir le cadre. Ensuite, les décisions sont chaque fois prises au plus proche du terrain. C’est le principe de subsidiarité.

Vous parlez d’une société de confiance. Quel lien faites-vous entre la confiance dans la société et la confiance au travail ?

La confiance se construit sur une double racine : « fiance, c’est la confiance assurance, la fiabilité, que les Anglo-Saxons vont traduire par confidence. Et « con » induit la notion de relation. Notre société s’appuie sur la « fiabilité ». D’où la société de l’information, des avis, de la réputation, du reporting, qui répond à notre besoin de sécurité pour pouvoir agir, investir, ou travailler les uns avec les autres. « La confiance n’exclut pas le contrôle » dit-on. L’autre racine que l’on redécouvre aujourd’hui et que l’on a besoin de remuscler, c’est la confiance trust, ce fameux saut dans le vide. Se fonder sur l’avenir plutôt que sur le passé. Un entrepreneur qui donne sa confiance à un nouveau salarié qu’il ne connait pas. Les ingrédients sont différents pour créer de la relation. Je vais plutôt chercher à travailler sur mes limites, ou les limites de mon entreprise, les limites de mon concept, la situation limite de mon salarié, les limites du poste, les limites de mon modèle économique, les limites de mes fournisseurs. Je vais chercher à définir le cadre de confiance, comme un jardinier viendrait arroser une terre pour qu’elle devienne fertile. Avec les Petites Cantines, nous n’allons pas chercher à montrer que nous sommes les plus performants, nous sommes très à l’aise avec la notion d’interdépendance et de coopération. Là où l’intelligence artificielle va être très forte sur la première racine, nous allons développer l’intelligence relationnelle, source de robustesse pour notre entreprise : plutôt un chemin qu’un plan d’action.

On montre aux Petites Cantines que l’incertitude n’est pas uniquement source d’insécurité mais qu’elle est aussi une opportunité pour fonctionner autrement. Laisser plus de place à la confiance permet de passer à l’action. La meilleure définition d’un entrepreneur, c’est quelqu’un qui crée de la confiance en zone d’incertitude, pour lui et pour les autres.

La meilleure définition d’un entrepreneur, c’est quelqu’un qui crée de la confiance en zone d’incertitude, pour lui et pour les autres.

Quelles sont les prochaines étapes du développement de votre réseau ? De quoi avez-vous besoin pour poursuivre cette aventure ?

Notre enjeu à cinq ans, outre l’objectif de développement à 50 cantines – qui est aussi, comme on l’a vu, un plafond – est d’avoir fait évoluer le modèle économique du réseau national. Aujourd’hui, les restaurants sur le terrain visent l’autofinancement (même s’il faut encore consolider leur modèle cette année) mais le réseau national, lui, est dépendant à 80% de subventions publiques ou privées. C’est une source de fragilité pour l’organisation. Or nous sommes une association à but non lucratif, mais nous n’en avons pas moins une culture entrepreneuriale, sur laquelle nous pouvons nous appuyer. L’objectif stratégique est ainsi d’augmenter notre capacité d’autofinancement afin d’inverser la vapeur, pour que le réseau soit autofinancé jusqu’à 75 % et conserve 25 % de philanthropie qui ne financera, à terme, que la R&D sociale. Pour cela, nous avons choisi d’investir sur la formation professionnelle. C’est un objectif qui croise notre besoin d’autofinancement et notre désir d’augmenter notre impact social. Nous développons donc 3 offres de formation en B2B. Tout est à construire : il faut identifier nos cibles, et bien ajuster notre proposition aux besoins des entreprises. Nous recherchons aujourd’hui des entreprises pour tester notre offre auprès d’un petit panel de collaborateurs, et consolider son positionnement marché. Nous sommes face à un changement de cycle. Dans toute aventure entrepreneuriale, il y a la phase d’amorçage, de structuration pour le changement d’échelle et de déploiement. Nous rentrons dans la phase de déploiement. Nous sommes en recherche de diversification de nos soutiens financiers sur cette phase, pour ce nouveau cycle. Nous sommes à la recherche d’un accompagnement entrepreneurial, humain et financier.

A relire :
Bertrand Foucher : La vulnérabilité comme socle de robustesse.
Philippe Albanel : Chaque Français doit pouvoir avoir accès à une seconde famille.

Pour Valeurs d'entrepreneurs, photo de Diane Dupré la Tour, co-fondatrice du réseau de restaurants Les Petites Cantines,
Diane Dupré la Tour
Co-fondatrice
Création
2016
Réseau
13 restaurants

Logo des Petites Cantines pour le blog Valeurs d'entrepreneurs