Ancien colonel de gendarmerie et guide de haute montagne, Blaise Agresti a fondé en 2017 Mountain Path, une école de management d’altitude. Auteur de plusieurs ouvrages, il a publié en 2022 « Guider en premier de cordée » dans lequel il livre une approche inédite du leadership. Il propose notamment de faire appel aux savoir faire de métiers dont le danger, le risque et l’incertitude sont la normalité. Pour valeurs d’entrepreneurs, il nous livre sa vision du leadership et du management face à des situations extrêmes.
Vous êtes un expert reconnu de secours en montagne et de la gestion des crises. Comment cette expertise s’applique-t-elle aux entreprises ?
Cette expertise est d’abord source d’apprentissage. Et il ne s’acquiert pas en restant assis devant un diaporama ! L’expérience est un moyen plus efficace que la forme académique classique, et la métaphore facilite ce processus car elle permet de s’immerger dans un univers différent et d’y porter un regard neuf. La philosophie antique utilise souvent des métaphores. Pensons à la caverne de Platon par exemple. Il existe de nombreuses façons de raconter des histoires. Le métier de guide de haute montagne, n’est qu’une métaphore de l’incertitude. Ce métier s’exerce dans un environnement dangereux où les décisions peuvent constituer une question de vie ou de mort. Observer une communauté humaine faire face à un niveau d’incertitude très élevé et voir comment elle fonctionne de manière collective et produit des actions opérationnelles est extrêmement précieux. Des chercheurs sont venus étudier nos pratiques.
Le métier de guide de haute montagne est devenu un modèle de leadership individuel adapté à la complexité du monde contemporain.
Ceci notamment à l’université Wharton aux États-Unis, avec les travaux du professeur Chris Maxwell. Une équipe dédiée à la réalisation de sauvetages en montagne incarne quant à elle les fondamentaux de la performance collective dans un environnement incertain. Trente ans de travaux de recherche ont permis de consolider cette démarche. Aujourd’hui, nous disposons de retours d’expériences solides pour comparer ces pratiques opérationnelles et les formes de leadership qui les accompagnent
Comment caractérisez-vous les crises auxquelles les entreprises sont confrontées aujourd’hui ?
Durant les périodes de prospérité et de croissance, le risque n’était pas vital pour une entreprise. Avec la complexité du monde, géopolitique, macro-économique et climatique, nous entrons dans une période de très grands risques. Une entreprise, aujourd’hui jetée dans le grand bain de la mondialisation, confrontée à des chaînes d’approvisionnement défaillantes, à des problématiques de gouvernance et de financement de ses activités, fait face à une incertitude croissante. Et la situation ne va pas s’améliorer. D’où l’idée de ce parallèle entre l’univers de la montagne et les enjeux économiques pour aider les dirigeants et les managers à affronter cette complexité. La géopolitique façonne les territoires, mais ce qui fait le développement des civilisations, c’est l’innovation, la création de nouvelles idées et de nouvelles valeurs. Paradoxalement l’économie est au centre de l’histoire et structure les interactions entre puissances.
Diriger une entreprise, est-ce un exercice dangereux ? L’incertitude est-elle à ce point source de risques ?
Diriger une entreprise au 21e siècle requiert des qualités certaines. Comment maintient-on la cohésion sociale et l’adhésion au projet collectif ? comment prendre des décisions complexes avec des informations défaillantes ? Renforcer le leadership aujourd’hui, c’est le rendre plus durable. C’est le sens de mon dernier ouvrage « Guider en premier de cordée, s’inspirer de la haute montagne pour construire un leadership résilient et durable.
L’autorité ne se décrète pas, elle s’incarne.
L’autorité morale, c’est la crédibilité, le fait qu’on est légitime à parler et à donner des directives. Le fondement de l’autorité est avant tout moral et éthique. Les gens suivent un leader pour des raisons profondes. Bien sûr, il existe aussi une forme d’autorité légale ou hiérarchique. Mais l’autorité, c’est d’abord la rencontre avec une personnalité et une conviction.
Première idée, le monde moderne se caractérise par beaucoup de bruit, la non-linéarité et l’ambiguïté. En tant que leaders, nous sommes confrontés à une multitude d’informations contradictoires. Laquelle est la bonne ? Laquelle est moins pertinente ? La non-linéarité signifie que nos cerveaux, qui aiment fonctionner avec des causalités simples, sont souvent déstabilisés par des dynamiques non-linéaires. Il faut apprendre à naviguer dans cette non-linéarité. L’ambiguïté ? Nous sommes manipulés par diverses influences, y compris des officines spécialisées dans la désinformation et l’influence.
Le cerveau humain n’aime pas l’incertitude
Deuxième idée : le cerveau humain n’aime pas l’incertitude, que ce soit à titre individuel ou collectif. Il faut accompagner les organisations pour naviguer dans cet environnement ; développer des capacités d’adaptation, mieux gérer le stress et l’anxiété générés par l’incertitude, améliorer la prise de décision et passer à l’action. La sidération, provoquée par l’ampleur des défis, peut paralyser l’action et mécaniquement tuer l’organisation en empêchant les décisions et la mise en action.
Ce n’est pas la dynamique économique en elle-même qui porte son évolution, mais ce sont les leaders qui orientent la direction à prendre. Comment les aide-t-on à avoir une plus grande lucidité, une vision plus systémique, et une compréhension profonde du facteur humain ? Aujourd’hui, les parcours de formation intègrent peu cette dimension systémique du leadership. Aurons-nous demain des leaders conscients des enjeux, capables de naviguer dans la complexité, ou seront-ils sidérés par les peurs et les croyances ? Comment créer les conditions pour transformer les pratiques managériales face à l’incertitude grandissante ? Par l’expédition d’apprentissage : une immersion en montagne ou dans la nature, où la complexité des décisions et le maintien d’un lien de qualité entre les membres de l’équipe sont déterminants.
Quel regard portez-vous sur les crises récentes ? Comment diriger une entreprise face à un monde en crise ?
Notre époque contemporaine est marquée par l’anthropocène, cette idée que l’homme puisse disparaître comme espèce. Est-ce grave ? Ne succombons pas à une angoisse existentielle. Nos jeunes générations ne peuvent pas vivre avec ce poids sur leurs épaules. Nous devons alléger la gravité de l’enjeu pour être capables d’agir. Plus nous mettons en avant la peur et la dimension existentielle des enjeux, plus nous risquons de nous paralyser et de précipiter notre chute. En adoptant une approche plus sereine et en se libérant de cette peur, nous serons mieux équipés pour faire face aux crises. Le stoïcisme doit nous inspirer.
Les leaders doivent diffuser du positif et de la joie, même si la situation est difficile.
Nous devons arrêter de penser de manière fataliste et laisser la possibilité à des événements positifs de se produire. Le pire n’est jamais certain.
Quelles qualités professionnelles (et managériales) doit-on développer ?
On ne naît pas leader. Cela s’apprend. Hélas, la plupart des experts en management n’ont jamais exercé de responsabilités managériales sur le terrain. Ils modélisent, mènent des études, puis enseignent. Cela conduit à une complexification excessive de notions humaines simples. Le modèle de “formation” que nous défendons se base sur des principes de conduite de groupe en montagne. Les Américains ont trouvé un grand intérêt à confronter leurs leaders à des situations réelles de cette manière. Depuis 30 ans, ils organisent des expéditions en montagne pour leurs dirigeants. C’est une école de vie simple et frugale qui replace les essentiels.
A mon sens, le rôle du leader est de libérer un espace sécurisé pour que l’action puisse se dérouler.
Je suis partisan d’une autorité distribuée. Le chef organise cette distribution du leadership au sein d’un espace sécurisé, un cadre d’action clair pour que les gens puissent agir à l’intérieur. Si vous centralisez trop les décisions au niveau du comité de direction, vous perdrez la bataille de l’agilité.
Le leadership durable repose à la fois sur une vision systémique des enjeux et sur des aspects plus personnels et émotionnels du leadership. Il s’agit d’identifier des conditions permanentes pour réussir ensemble dans un environnement complexe : oser, viser des objectifs ambitieux, maintenir le pacte social, prendre des décisions complexes, et pivoter en cas de besoin. Développer l’adaptabilité et apprendre de ses erreurs pour devenir une organisation apprenante.
Une des qualités fondamentales du leader face à l’incertitude, c’est la conscience de ses propres fragilités et de ses faiblesses. La conscience de soi si chère à Socrate. Penser que l’on est invincible dans un monde complexe conduit à l’échec et aux catastrophes.
Le vrai sujet, c’est le collectif : comment s’inscrire dans un groupe, comment exercer le leadership pour embarquer un collectif, le mettre en mouvement, et prendre les décisions les plus justes possibles. Comment agir de manière efficace au sein d’un groupe en mouvement avec un leadership qui peut évoluer au fil du projet. ?
La peur m’aide à rester vigilant, mais elle ne m’empêche pas d’agir et de vivre.
Bien sûr, j’ai les mêmes craintes concernant l’avenir de l’humanité que tout le monde, mais j’ai fait le choix de ne pas me laisser enfermer par elle.
A relire :
Bernard Devert : L’entrepreneur est un soignant de la cohésion sociale.
Pascal Hostachy : Je me suis jeté dans le vide.