Cofondatrice et directrice générale de la start-up Ask for the Moon, et cofondatrice de 10 h 32, entreprise qui aide les dirigeants dans la conduite du changement, Bénédicte Tilloy a été auparavant directrice des ressources humaines, secrétaire générale de SNCF Réseau et directrice générale du Transilien. Elle explique pour Valeurs d’entrepreneurs comment passer de l’univers de la très grande entreprise vers celui des start-ups à impact.
Vous êtes co-fondatrice et directrice générale d’Ask for the Moon. Et de 10 h 32. Qu’est ce qui a motivé la création de ces 2 entreprises ?
J’étais parvenue au bout d’un cycle et j’avais besoin de me réinventer. J’ai décidé de prendre le large après avoir constaté que le poste que je convoitais ne me serait pas proposé. Et comme j’étais au Comex d’une grande entreprise publique, les opportunités ne sont pas innombrables ! J’ai passé deux ans dans un incubateur pour apprendre le métier d’entrepreneuse. J’avais été très investie dans les questions numériques lorsque j’étais patronne du Transilien. Pendant ces deux ans, j’ai eu l’opportunité de développer deux petites entreprises. Une société de conseil et une véritable startup, avec un modèle économique de S.A.S, où il faut lever des fonds et recruter des développeurs dans le milieu de la Tech.
10 h 32 d’abord. Dans mon passé à la SNCF, j’ai beaucoup pratiqué la gestion de crise. J’ai jugé utile de partager cette expérience : Que faire quand on est dirigeant, quand l’incertitude vous tombe dessus ? J’avais l’intention de monter cette société avec un ami qui avait une expérience similaire mais le projet a été interrompu avec le Covid. Je me suis adaptée et j’ai mis cette expertise au service du monde hospitalier. J’ai donc proposé d’aider les directeurs d’hôpitaux, notamment les femmes, confrontées à des choix difficiles. J’ai fait du coaching, du micro-conseil. Et puis, de fil en aiguille, nous en avons aidé d’autres, et nous avons mis en place une méthode pour être vraiment au cœur des moments clés que vivent les dirigeants, pour les aider à identifier en très peu de temps la question essentielle à laquelle ils doivent répondre à leur niveau, et dont ils doivent s’occuper. Je dis « nous », car je m’implique moins directement aujourd’hui. Ask for the Moon que j’ai développée par la suite m’a absorbé davantage et m’a offert plus d’opportunités de développement. Mais je réponds encore présent lorsque l’on fait appel à moi. Comment aider les dirigeants à être au rendez-vous des moments clés, des moments de vérité où leur attention est requise, leur énergie sollicitée, et où ils doivent agir avec justesse, sans nécessairement être des héros, pour résoudre des problèmes très complexes.
La seconde expérience qui m’a inspirée – Ask for the Moon -, je l’ai vécue au sein d’une très grande entreprise aux multiples silos : Combien de questions restent sans réponse parce que vous n’êtes pas capable d’identifier dans l’organisation l’expert qui sait tout et qui pourrait vous tirer d’affaire ! C’est un véritable parcours du combattant pour le trouver. Quand on est dirigeant et qu’on a un peu d’expérience, on finit par savoir à qui demander quoi. Mais quand on débarque, on perd un temps infini et parfois, on tourne en rond. Lorsque je m’occupais du Transilien, je m’inquiétais de constater que nous étions en retard sur des projets d’infrastructures parce qu’il nous avait fallu un temps considérable pour faire avancer un processus, des travaux, simplement parce que nous n’avions pas été capables de mobiliser les bonnes ressources au bon moment. C’est sur ce sujet que j’ai rencontré Clément Dieschy dans cet incubateur. Lui-même avait repéré ce problème des silos, car à l’époque, il gérait le site de « La Ruche qui dit oui » et en développait l’activité. Beaucoup de conduites de changement sont inefficaces parce que nous ne sommes pas capables de mettre en relation des personnes qui demandent à collaborer.
J’avais aussi très envie d’être entrepreneuse. Lorsque vous dirigez quinze mille personnes, vous n’êtes plus aussi proche du terrain. Vous ne touchez plus à la réalité et cela peut être très frustrant de s’en éloigner. Le fait de pouvoir redevenir entrepreneuse au sein d’une petite structure avec des budgets infiniment plus petits redonne un sens aux choses.
Avec Ask for the Moon, vous indiquez mettre l’intelligence artificielle au service du savoir-faire industriel. Expliquez-nous comment l’IA peut améliorer ces process ?
Imaginons que vous soyez chez Framatome, dans le domaine du nucléaire, travaillant dans un bureau d’études. Vous avez une question très pointue que vous exprimez en langage naturel. L’intelligence artificielle va alors comprendre la question, repérer les mots-clés et saisir le contexte de la question. Ensuite, elle notifie les personnes susceptibles d’y répondre au sein de l’organisation, en identifiant celles qui possèdent dans leur profil les compétences ou l’expérience pertinentes. Contrairement à un chatbot classique, elle ne va solliciter que les personnes compétentes, ce qui signifie que lorsque vous êtes notifié, vous êtes reconnu comme un expert et vous êtes donc motivé à répondre à la question. Avec le temps, le système devient de plus en plus sophistiqué dans la compréhension des questions et dans l’identification des personnes aptes à répondre. De plus, grâce aux avancées dans les intelligences artificielles conversationnelles, on commence à comprendre le contexte de la question. Par exemple, on peut déterminer si la réponse peut être renvoyée à la personne qui a posé la question, surtout dans des secteurs comme l’industrie, la défense ou l’aérospatiale, où certaines informations ne peuvent pas être divulguées à tous. Nous sommes également capables d’isoler la question dans le flux pour la traiter individuellement, permettant à la personne de recevoir une réponse tout en vérifiant qu’elle y a droit. En poursuivant nos recherches, nous travaillons également sur l’extension de cette expertise au sein de l’entreprise et au-delà, en équipant les acteurs de la filière pour répondre aux questions. Ainsi, une question posée par Framatome pourrait également être adressée à un expert chez un sous-traitant, qui recevrait la réponse appropriée en fonction de ses droits d’accès.
Notre volonté est de rendre notre approche de l’intelligence artificielle humaniste, de l’utiliser pour des transformations fondamentales, tout en assumant nos responsabilités. Notre démarche consiste à mettre cette intelligence artificielle au service de la valorisation des expertises humaines. L’intelligence artificielle classique ne fait que revisiter des données existantes, tandis que les humains sont constamment amenés à inventer leur quotidien.
Mettre en avant l’intelligence artificielle au service de ceux qui réinventent leur quotidien
Mettre en avant l’intelligence artificielle au service de ceux qui réinventent leur quotidien est plus stimulant que de simplement recycler des idées passées. Notre objectif est de veiller à ce que l’intelligence artificielle contribue à valoriser le potentiel des individus.
Qu’avez-vous appris de votre expérience au sein de la plus grande entreprise de transport française sur la gestion du changement, applicable et transposable dans les start-ups ?
Mes clients d’aujourd’hui sont similaires à la SNCF. Je connais donc leur environnement et leur univers, et je sais que lorsqu’ ils optent pour notre solution, il ne suffit pas de simplement l’intégrer. Il faut veiller à ce que les gens l’utilisent. Mais ce n’est pas tout, il y a aussi, dans une startup qui connaît une croissance rapide, la question du changement. Elle se pose chaque jour, et ce que j’ai appris, c’est que parler constamment de changement crée un bruit inquiétant. Parfois il est utile de dire aux gens ce qui ne doit pas changer, de les rassurer ou de les faire réfléchir à ce qui est ancré et qu’il faut protéger, et ensuite, il faut qu’ils soient acteurs de quelque chose où ils ne se sentent à aucun moment en situation de subir, mais d’être toujours actifs. Un exemple : pendant six ans, j’ai dirigé les contrôleurs. Ils étaient très inquiets quant à l’avenir de leur métier, car à l’époque, ils imaginaient qu’avec l’avènement du numérique, leur métier risquait de disparaître. Cette situation était vécue de manière très angoissante et existentielle, surtout pour des personnes qui ne voient pas d’autres perspectives professionnelles. Nous les avons amenés à faire eux-mêmes le travail de prospective, à rencontrer toutes sortes de personnes ayant changé de métier, comme les pompistes, et à leur demander quel métier ils voulaient initialement exercer et comment ils avaient réussi à changer de métier. Le fait de les rendre acteurs leur a fait prendre conscience qu’il n’y avait pas un avenir prédéfini pour eux, mais que c’était eux qui construiraient leur propre avenir. Lorsque les gens comprennent que c’est à eux de façonner l’avenir et qu’ils peuvent le faire s’ils prennent part au changement, cela devient une aventure collective plutôt qu’un cauchemar.
Vous évoquez la prise en compte de l’aspiration des jeunes à être considérés comme des individus plus que comme des salariés. En quoi la culture RH des start-ups peut-elle inspirer les grandes entreprises ?
Cela ne concerne pas uniquement les start-up. Il se trouve que nous avons une main-d’œuvre plus récente et plus jeune, avec une forte concurrence sur le marché du travail. Nous devons donc soigner notre marque employeur et nous nous rendons bien compte que si nous ne donnons pas aux gens la possibilité de concilier leur vie professionnelle et leur vie personnelle, nous les mettons face à des contraintes et ils n’auront pas envie de rester. Il faut accepter qu’un employé arrive plus tard, par exemple, parce qu’il a des enfants à déposer à l’école, ou qu’il est aidant de ses parents âgés et qu’il doit leur consacrer du temps pendant la semaine. Si nous ne nous adaptons pas, nous perdons nos employés. Reconnaître que les employés sont meilleurs lorsqu’ils se sentent valorisés n’est pas uniquement une préoccupation des start-up, c’est une préoccupation partagée par toutes les entreprises, même les grandes. En effet, au contact des jeunes, les employés plus âgés se rendent compte qu’ils ont les mêmes aspirations, mais qu’ils n’osaient pas les exprimer, et qu’il n’y a aucune raison pour que seuls les jeunes les réclament. Un certain nombre de salariés, même plus âgés, aspirent à être reconnus comme des personnes à part entière, c’est le prix de leur engagement. Nous n’engageons pas les gens sous la contrainte. Nous les engageons en leur donnant la liberté de mettre leur énergie au service de la cause que nous leur proposons, et cela s’applique partout.
La souplesse de l’autorité dépend le plus souvent de la capacité du management de proximité à rendre compatibles toutes ces individualités. Avec le travail hybride, les managers ont un rôle accru. Désormais, ils doivent gérer la coprésence, c’est-à-dire la probabilité que les gens travaillent ensemble, en visioconférence ou en présentiel, sur le même sujet. Dans une start-up, où l’on a des effectifs plus restreints, plus souvent en présentiel, c’est plus facile à gérer. Partout, l’objectif est de rendre un service de qualité aux clients tout en tenant compte de ces contraintes. Un exercice complexe, parfois plus facile dans une petite organisation que dans une grande. Cela repose souvent sur les épaules des managers.
Quel conseil donneriez-vous aux seniors qui quittent un grand groupe pour rejoindre une start-up ?
Avoir une soif insatiable d’apprendre et de découvrir de nouvelles choses, vouloir relever le défi de savoir comment le faire ! L’idée que l’expérience pourrait compléter ce que nous n’avons pas est certes valable, mais cela ne suffit pas. Ce qui importe vraiment, c’est de montrer notre capacité à apprendre rapidement, à accepter de nouveaux paradigmes et à remettre en question nos certitudes. C’est ainsi que notre expérience est véritablement valorisée. Sinon, nous risquons de tomber dans le débat stérile entre anciens et modernes, qui ne mène nulle part. Il m’arrive parfois d’être confrontée à ce genre de situation. Mais quand on adopte cette logique, cela ne fonctionne pas. Il ne s’agit pas de faire valoir son expérience, mais plutôt son potentiel. Chacun a ses propres méthodes d’apprentissage et le sujet réside dans la compréhension de ces méthodes. Personnellement, j’apprends en m’immergeant dans le sujet, en le vivant de l’intérieur, en observant comment les autres font et en essayant de faire de même. D’autres préfèrent apprendre à l’école. Repérer comment nous apprenons et ce que nous aimons apprendre est crucial, car c’est ainsi que nous pouvons maximiser notre potentiel d’apprentissage. Un conseil à donner aux seniors serait de ne jamais penser qu’ils n’ont plus rien à apprendre.
Mobilisez toutes vos capacités d’apprentissage, car plus vous acquérez de nouvelles connaissances, plus votre expérience sera valorisée.
Les opportunités de formation sont hélas souvent saisies par les individus qui se sentent à l’aise avec l’idée d’apprendre et qui sont motivés pour le faire. Et trop nombreux sont ceux qui estiment que ce n’est plus de leur âge, ou qu’ils sont déjà bien avancés dans leur carrière, et passent alors à côté de ces occasions d’apprentissage. L’apprentissage tout au long de la vie est indispensable pour rester pertinent et compétent dans un monde en constante évolution. Apprendre et ensuite savoir demander de l’aide : deux démarches précieuses.
Tout commence par une remise en question de notre statut, de notre rôle, voire de notre identité. Si l’on se focalise trop sur ces aspects, cela peut entraver notre progression.
C’est une question d’humilité et de plaisir à découvrir de nouveaux domaines. Lorsque l’un compense l’autre, on avance. Bien sûr, on traverse des moments de solitude. Il y a cinq ans, je n’aurais même pas osé demander à mon assistante d’effectuer certaines tâches que je réalise moi-même aujourd’hui. L’intérêt de le faire dans une start-up, c’est que celle-ci veut tout changer et donne sa chance à chacun. Cela fait partie de sa culture de remettre les choses en question. Mais parfois, c’est difficile et tentant de laisser les pensées négatives prendre le dessus. Il m’arrive d’être traversée par de telles pensées de temps en temps. Il faut lutter contre ce sentiment, c’est le métier qui rentre.
Ma plus grande motivation a été de me dire que j’aurais moins de pouvoir, mais je gagnerais en impact.
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