Professeur de stratégie à l’emlyon business school, Philippe Silberzahn est chercheur spécialiste des organisations, consultant et conférencier. Il est auteur de nombreux ouvrages dont le dernier, « Bienvenue en incertitude », est paru aux éditions Diateino. Il livre pour Valeurs d’entrepreneurs sa vision de l’entreprise, confrontée à la gestion croissante et durable des incertitudes.

Vos travaux de recherche portent notamment sur la gestion des entreprises face aux situations d’incertitude. Notre époque est elle plus incertaine pour les entreprises que les précédentes ?

Le monde est-il plus incertain aujourd’hui qu’hier ? Le recul historique nous aide à donner de la perspective. Notre monde développe de l’incertitude au moins depuis la révolution industrielle, après avoir été relativement statique pendant très longtemps. Au Moyen Âge, la vie était globalement semblable à celle de nos parents et de nos enfants. La révolution industrielle inaugure une ère de changements très importants. Nous traversons une période de changements singulière. Des événements soudains, comme le conflit en Ukraine, la guerre au Moyen-Orient, ou encore la pandémie de Covid-19, ont entraîné des changements profonds. Ce qui m’intéresse, c’est le lien entre l’incertitude et la notion de changement. Historiquement, nous nous sommes appuyés sur des modèles, liés notamment à la connaissance de l’information. Aujourd’hui, quand vous gérez une équipe, les membres de cette équipe sont au moins aussi bien informés que vous. Historiquement, le chef détenait plus d’informations que ses subordonnés, le maître d’école avait plus de connaissances que ses élèves. Ce modèle d’asymétrie est remis en question.

Nos modèles très structurants, sont, pour certains, en voie d’obsolescence : modèles d’entreprise, de l’emploi, de consommation. De nouveaux modèles émergent, comme la consommation locale, le travail à domicile, etc.

Certains de ces modèles en émergence réussiront à s’installer durablement comme des alternatives aux modèles historiques, tels que le télétravail. D’autres s’avéreront faux, comme l’idée d’entreprises sans bureaux née pendant la crise du Covid, qui ont fait rêver les directeurs financiers. Nous sommes des animaux sociaux et l’on ne peut pas former un collectif sans se voir. Ce modèle a émergé, a fait beaucoup réfléchir, puis a disparu. Le modèle qui s’impose est celui dans lequel le travail se fait en partie au bureau et en partie à distance. Le modèle du salariat continue d’exister. Certains sont indépendants, d’autres combinent les deux statuts. Nous sommes dans une période de bouillonnement de modèles : certains disparaîtront, d’autres s’imposeront comme de vraies alternatives.

L’incertitude provient du fait que nous ne sommes pas certains des modèles sur lesquels nous pourrons nous appuyer pour nous développer.

Cette incertitude est potentiellement très anxiogène. Par exemple, si l’on doit devenir entrepreneur et que l’on souhaite rester salarié, cela génère de l’anxiété. Le changement rend obsolète ce qui est historique, mais cela ne se fait pas d’un coup : l’ancien coexiste avec le nouveau, qui n’est pas encore certain. Nous devons prendre des décisions dans ce contexte. Aujourd’hui, lorsqu’on met en place une politique de ressources humaines, on doit gérer les aspirations des générations précédentes de stabilité, de clarté et de progression, tout en répondant aux aspirations des jeunes générations, qui privilégient des modèles différents, comme le télétravail une partie de la semaine ou des horaires flexibles. L’incertitude et la difficulté résident dans la gestion de ces différentes aspirations au sein des organisations.

Qu’entendez-vous par incertitude radicale ?

L’incertitude est intrinsèque à la vie humaine, puisque nous manipulons des sujets complexes. Il est donc pertinent de parler d’incertitude radicale, non seulement lors de chocs brutaux, comme ceux évoqués précédemment, mais aussi face à des phénomènes plus insidieux. Quand l’intelligence artificielle est redevenue un sujet de conversation il y a deux ou trois ans, nous avons oublié qu’elle avait émergé dès 1956. Nous allons connaître des chocs, mais aussi des évolutions progressives. Ces évolutions sociologiques naissent à la marge et deviennent progressivement centrales. L’écologie, par exemple, était considérée comme un sujet marginal, porté par des mouvements hippies, jusque dans les années 90. Elle avait des racines profondes et, progressivement, est devenue une préoccupation centrale.


Ces évolutions sont difficiles à anticiper. Parfois, elles se manifestent par des chocs. Mais plus souvent, ce sont des changements profonds que nous ignorons longtemps avant qu’ils n’accélèrent et deviennent incontournables. Internet, par exemple, a émergé dans les années 70 sans avoir d’impact significatif avant les années 90, où il est devenu un facteur de rupture majeur. L’incertitude radicale repose sur le fait que des fondations de nos systèmes de pensée sont ébranlées.

Ce qui était vrai devient obsolète, ce qui était impossible devient normal, et ce qui était inconcevable s’impose.

Nous pensions que les pandémies étaient réservées aux pays en développement, dépourvus d’infrastructures adéquates, et nous avons découvert qu’un pays riche pouvait être gravement affecté. La pandémie du Covid 19 a bouleversé nos modèles mentaux. En politique aussi, des mouvements de fond peuvent survenir, rendant les prévisions difficiles. Nous avons tendance à dire que le monde change plus vite aujourd’hui, mais en réalité, c’est souvent le résultat de décennies de transformations ignorées qui s’imposent. La radicalité remet en question des évidences. Prenons le cas de Kodak. Cette entreprise était pionnière dans la photographie argentique, mais avec l’émergence du digital, elle s’est confrontée à une technologie qui remettait en cause son modèle économique. Lorsque vous vendez de la pellicule argentique, le digital n’est pas une bonne nouvelle. Intellectuellement, vous pouvez comprendre ce que c’est, mais émotionnellement, vous le rejetez. Dans un premier temps, on ignore le changement. Ensuite, on cherche à démontrer qu’il n’a aucun sens. Puis, on essaie de le combattre, voire de l’interdire. Enfin, on se rend compte qu’il est inévitable et on cherche à rejoindre le mouvement pour ne pas être laissé pour compte. Les révolutions technologiques et des changements sociaux majeurs commencent à la marge, sont ignorés, puis s’imposent jusqu’à devenir incontournables.

Comment tirer parti de ces incertitudes durables pour entreprendre ?

L’incertitude du lendemain, de l’emploi, de la santé, des proches, et de la pérennité de l’entreprise en général est anxiogène. Elle perturbe nos modèles de gestion, car pour diriger une entreprise, nous avons besoin de tracer une voie, d’avoir une vision à long terme. C’est pourquoi nous élaborons des plans stratégiques et des business plans pour prévoir où nous serons dans cinq ans. Mais, lorsqu’un événement imprévu survient, il peut réduire ces plans en poussière, générant anxiété individuelle et paralysie au sein des équipes. Les entrepreneurs savent tirer parti de l’incertitude. Si l’incertitude est anxiogène, vivre dans une certitude absolue serait également déplaisant. Imaginez une vie où tout est prévisible ! En tant qu’humains, nous avons peur de l’incertitude, mais en même temps, nous ne souhaiterions pas vivre dans un monde entièrement déterminé. Si le futur n’est pas encore écrit, nous avons alors l’opportunité de contribuer à son écriture, participer à sa construction. L’entrepreneuriat repose en grande partie sur cette capacité à naviguer dans l’incertitude, à saisir les opportunités et à exercer un certain degré de contrôle sur les événements inattendus. L’entrepreneuriat et l’innovation ne se contentent pas de répondre aux circonstances ; ils les redéfinissent.


Dans les années 1970, les experts affirmaient que l’Europe ne pourrait plus être compétitive dans le secteur du textile en raison du coût élevé de la main-d’œuvre. Zara a choisi une autre voie. En adoptant un modèle commercial différent, basé sur une production rapide et une rotation rapide des stocks, Zara a réussi à prospérer dans un secteur que beaucoup considéraient comme condamné. De même, face au déclin du marché américain du café. Starbucks, plutôt que de se tourner vers d’autres boissons, a décidé de changer les règles du jeu en offrant un café de qualité supérieure et en créant une expérience de consommation unique. Ces exemples montrent que l’innovation et l’entrepreneuriat consistent souvent à ne pas accepter les conditions telles qu’elles sont, mais à les transformer. A s’adapter ou provoquer ces changements, et redéfinir les paramètres du marché. Le contrôle dont nous parlons ne se limite pas à une simple adaptation. Il inclut aussi la capacité à influencer, transformer et parfois révolutionner les conditions existantes. L’innovation véritable ne se contente pas de suivre les tendances ; elle les crée et les redéfinit.

Quelle est cette culture de l’incertitude et comment l’acquérir ?

La clé réside dans la culture de l’incertitude, plutôt que dans une culture du risque. Qu’est-ce que le risque ? Des situations qui se répètent. Si je suis assureur et que je veux assurer votre voiture à Paris, je peux dire qu’il y a 4 % de chances que votre voiture soit volée chaque année. Cette probabilité me permet de fixer un tarif pour votre contrat d’assurance. Le passé est un bon indicateur dans cette culture du risque, c’est pourquoi chaque année, nous faisons des prévisions de vente et de croissance, en partant de l’hypothèse de la continuité des conditions. L’incertitude est différente. Il s’agit d’événements uniques, sans précédent. Ces événements évoluent, et on ne peut pas se fier à des modèles basés sur la répétition. La gestion de l’incertitude requiert une compréhension profonde de cette différence essentielle et implique des approches managériales radicalement différentes. Les compagnies d’assurance investissent massivement dans les données historiques pour calculer leurs risques et leur rentabilité. Face à l’incertitude, les statistiques sont beaucoup moins pertinentes car nous sommes confrontés à des événements uniques. La créativité devient une ressource clé.

La culture de l’incertitude est peu enseignée dans les écoles de management qui tendent à se concentrer sur la gestion des risques, les prévisions et les statistiques.

De nombreux dirigeants d’entreprises, surtout aux États-Unis, proviennent d’autres formations comme les études artistiques ou historiques, souvent plus ouvertes à l’incertitude. Je suis un ardent défenseur de la formation par les pratiques artistiques et littéraires : elles prennent en compte l’ambiguïté, la complexité, et offrent une ouverture d’esprit adaptée aux situations nouvelles.

Est-ce aussi une question générationnelle ? De formation ? Ou de posture professionnelle ?

Les jeunes d’aujourd’hui, particulièrement en France, sont sans doute plus enclins à une familiarité avec la culture entrepreneuriale que ne l’étions nous à notre époque. Plus à l’aise aussi avec l’absence de cadre ; avec l’idée qu’il n’y a pas de plan de carrière fixe, qu’il faut être autonome. A bien y réfléchir, cela engendre un sentiment d’optimisme. Prenons l’exemple du réchauffement climatique, Que pouvons-nous faire ? Des solutions entrepreneuriales et techniques peuvent, en partie du moins, contribuer à résoudre cette question. Cela fait partie de notre expérience humaine que de créer des problèmes et de devoir ensuite les résoudre. L’ampleur du réchauffement n’est pas simple à gérer, mais c’est une raison de plus pour s’y mettre sérieusement. Nous avons déjà commencé avec des innovations en matière d’énergie et de recyclage. Donc, cette créativité est un avantage. Malgré les inquiétudes et les menaces, les gens ne restent pas inactifs. Est-ce efficace ? Nous ne le savons pas, mais une chose est certaine : si nous ne faisons rien, rien ne changera.

Peut-on s’inspirer de vos travaux au-delà du cercle de l’entreprise ?

Je serais incapable de dire comment on va gouverner la France dans les six prochains mois. Une chose est sûre : il est impossible de gouverner un pays en 2024 comme on le faisait au 11ème siècle. À cette époque, la majorité des gens étaient peu éduqués et souvent mal informés. Aujourd’hui, 99 % de la population a accès à l’information, même si parfois elle est biaisée. Une chose est sûre : l’un des changements de modèle les plus significatifs de ces trente dernières années concerne la relation à l’autorité. Les incertitudes concernent aussi la sphère politique. Le mouvement des Gilets Jaunes en 2018, est un contre-exemple au modèle dominant de la politique française. Le gouvernement a agi comme tout gouvernement français : on a laissé casser quelques vitrines, puis on a appelé leurs représentants pour négocier toute la nuit et signer un accord pour restaurer l’ordre. Mais les Gilets Jaunes ont refusé d’envoyer des représentants. Le gouvernement était désorienté car ce mouvement ne suivait pas le schéma habituel et cela a fini par s’enliser, avec des conséquences que nous subissons encore aujourd’hui. Ce phénomène a même été utilisé par certains pour promouvoir le revenu universel, mais ni la gauche ni la droite ne se sont senties concernées, et cela n’a suscité aucun mouvement politique alternatif. C’est un exemple de ce qui arrive lorsque nous ne parvenons pas à gérer les modèles : ce sont eux qui finissent par nous gérer, et les choses peuvent rapidement dégénérer.
Ce qui m’a frappé, c’est le refus de comprendre de la part du corps politique et intellectuel. Ce genre de réaction est fréquent : quand nous ne comprenons pas, nous avons tendance à juger les gens comme étant ignorants ou fous. C’est une erreur grave. Car il s’agissait d’un appel au secours d’une part importante de la population. Je n’ai pas de solution toute faite, mais il aurait au moins fallu faire un véritable effort pour comprendre et traduire dans des modèles cette aspiration collective. Ensuite, idéalement, cela aurait dû se traduire politiquement, avec un parti représentant ces aspirations, mais cela ne s’est pas produit. Je crois que nous en payons un prix élevé.

L’incertitude permet-elle d’être encore optimiste ?

C’est la clé.

L’incertitude est une porte ouverte sur le monde et sur l’avenir.

Une question revient souvent : était-ce mieux avant, sera-ce pire demain ? Si je devais choisir une époque dans laquelle vivre, ce serait aujourd’hui. Jamais notre époque, malgré ses défis et ses nuages sombres qui s’accumulent, n’a offert autant de possibilités. Mes enfants ont la chance de naître dans un monde où, si vous voulez faire de la musique, vous avez la liberté de créer votre musique sans avoir besoin d’un studio comme il y a trente ans… C’est une question de perspective : reconnaître les aspects négatifs tout en appréciant le développement scientifique remarquable et les opportunités qui en découlent. Jamais l’individu n’a eu autant de pouvoir qu’aujourd’hui avec les outils dont nous disposons. Adoptons une posture d’entrepreneurs : qu’est-ce que je peux faire maintenant ? Avec qui puis-je le faire ? Je ne sais pas de quoi demain sera fait, mais je sais que je peux contribuer à façonner l’avenir. Chacun peut agir et créer quelque chose de nouveau. Chaque initiative compte, pour le long terme.”

A relire :
Fabrice Bonnifet : Les entreprises ont le devoir d’accélérer leur transformation.
Emery Jacquillat : Il faut remettre du temps long dans la réflexion.

Photo de Philippe Siberzahn pour le blog Valeurs d'entrepreneurs
Philippe Silberzahn
Auteur - Conférencier - Enseignant-chercheur

Photo du livre de Philippe Silberzahn pour le blog Valeurs d'entrepreneurs