Fondatrice de Courtoisie urbaine, une entreprise dont l’ambition est de faire évoluer les modes de faire immobiliers, en impliquant les habitants dans les dispositifs de production ou de rénovation de leurs futurs espaces de vie, Rabia Enckell a été auparavant en charge du pilotage de projets immobiliers chez un promoteur, urbaniste et architecte paysagiste. Elle partage pour Valeurs d’entrepreneurs ses convictions et ses valeurs pour réenchanter la fabrique de la ville.
Vous avez créé Courtoisie urbaine en 2012 à Paris. Qu’est ce qui a motivé la création de cette entreprise ? Quels sont vos clients ?
Je voulais mettre sur pied un outil de travail pour agir autrement.
Dans mon parcours de maitre d’ouvrage, j’étais frustrée par l’absence du capital social et humain dans les projets immobiliers.
J’ai un pied en Europe du Nord et l’effet miroir de ce que j’observe là-bas m’interpelle. Les habitants partagent des communs et prennent soin les uns des autres sans pour autant nourrir une relation privilégiée ou amicale. J’ai tenté d’introduire ce sujet chez un opérateur privé mais je me suis rendu à l’évidence qu’il fallait que je sois à l’extérieur de la maitrise d’ouvrage, du risque commercial et juridique, pour proposer des solutions. J’avais de l’avance sur les demandes du marché mais j’ai été rattrapée par la demande sociale. A partir de 2015, ce sujet a été inscrit dans les marchés publics et dans les demandes des acquéreurs. J’ai mis la barre très haut pour espérer bouger les lignes. Le récit résidentiel de notre première opération immobilière en Seine Saint-Denis, L’arche en l’île a constitué un démonstrateur. Nos clients ont d’abord été des collectivités territoriales portées des élus engagés, puis les bailleurs sociaux, des sociétés d’aménagement, les marchés d’assistance à maitrise d’usage ensuite portés par des collectifs d’habitants pour maitriser les coûts. Les EHPAD aussi car ils évoluent vers des espaces de vie, s’ouvrent sur le territoire et deviennent un lieu d’accompagnement aux fragilités y compris pour ceux qui veulent se maintenir chez eux, un sujet décrit dans « les aventuriers de l’âge perdu » de Pierre Gouabault. Aujourd’hui nous travaillons sur des tiers lieux, sur la programmation avec les futurs utilisateurs et la construction du modèle économique et sur les copropriétés privées dégradées pour utiliser les outils de l’habitat participatif dans la rénovation.
Vous entendez faire émerger une nouvelle forme d’immobilier. Comment le caractérisez-vous ? Et quelle est votre méthode ?
Nous mettons de la cohérence en collectant la parole de celui à qui est destiné l’ouvrage pour en tenir compte à chaque étape de la conception. En le challengeant pour porter les ambitions de la ville en transition, les éco-usages, l’importance du collectif. La crise du logement met sur le marché des biens que les gens sont en incapacité d’acquérir. Ils ne choisissent pas l’endroit où ils veulent s’installer. Le récit territorial est médiocre, l’acte d’achat est désenchanté. Nous proposons de réinterroger « le commun », pour qu’il puisse accueillir des besoins domestiques inassouvis. En sortant les espaces partagés, on parvient à agrandir le logement, en décortiquant les besoins et les modes d’habiter. En prenant le temps, les acquéreurs adhèrent à un projet commun, réfléchissent avant la livraison avec leurs futurs voisins à la manière dont va fonctionner leur copropriété, moins chère et plus paisible. Ensuite, nous les formons pour les amener à porter l’intérêt commun en leur faisant prendre des décisions. L’acte 3 consiste à les outiller ; accompagnement financier et personnel aussi car ce sont des décisions lourdes à assumer, surtout pour les primo-accédants. Révéler le capital social d’une copropriété, les notaires apprécient aussi !
Nous parvenons à assainir le bilan en réduisant les lignes de commercialisation et de communication par exemple.
Et nous sécurisons l’opération en amont en réduisant les frais financiers. La démarche porte sur 10 à 12 % du coût de revient d’une opération !
Vous avez constitué une équipe jeune autour de vous. Quel est leur profil ? et quel profil de manager êtes-vous ?
Ils sont incroyablement jeunes, admirablement libres ! Leur engagement dans l’entreprise s’exprime différemment. Ils ont d’autres activités et respectent les horaires mais ne les dépassent pas. Ils portent les valeurs de l’entreprise, se démènent au service de l’intelligence collective, plus que pour le « corporate ». Ils exigent une grande diversité de dossiers, veulent progresser, se former régulièrement sur des nouveaux métiers… Je ne les retiendrai pas avec le salaire mais avec l’exigence de l’engagement des projets que nous portons. Nous devons nous questionner sans cesse sur le sens de ce que nous entreprenons et ils ont besoin de partager avant d’agir. Avec la confiance, nous pouvons aborder beaucoup de sujets. Mais pas tous les sujets ! Lorsqu’ils n’ont pas la main, par exemple sur des questions financières, ça les inquiète plutôt qu’autre chose. Mes premiers recrutements s’appuyaient sur des profils « urbanistes », aujourd’hui je recrute davantage des jeunes issus des sciences sociales, politiques et humaines, des designers que je forme à l’opérationnel, mais ils sont formidables sur le plaidoyer. A partir, du design social, ils apprennent les métiers de l’immobilier. Mon management ? Je m’impose le management par l’exemple, je suis aussi chef de projet, mes co-équipiers observent mon rapport aux commanditaires, aux habitants, à la complexité opérationnelle… mes journées sont longues ; je suis assez exigeante y compris sur la grammaire et l’orthographe… N’étant pas native française, je m’interdis de faire des fautes de français ; j’ai dû me mettre à nu pour leur expliquer pourquoi je ne pouvais pas tolérer de fautes dans les rapports ! Ils l’ont bien compris et sont plus attentifs (rires).
Alors que le rêve des Français est d’être propriétaires d’une maison individuelle, vous défendez le modèle de la copropriété. Pourquoi ?
Pour le collectif, la maison pose des problèmes d’aménagement, de transport, d’artificialisation des sols qu’il faut préserver pour l’agriculture et les espaces naturels. Pour l’individu, la maison représente un budget annuel supplémentaire de 5000 euros principalement pour des questions de mobilité dépendante de la voiture (et souvent 2 voitures !) Se chauffer coûte aussi souvent plus cher. Et vieillir dans une maison contribue à l’isolement social (se soigner, se nourrir devient compliqué). Les rêves évoluent. C’est souvent parce que les acquéreurs n’ont pas trouvé un projet de logement désirable qu’ils privilégient la maison individuelle.
Je défends le collectif résidentiel car c’est une communauté de moyens. Chacun habite chez soi mais les espaces partagés apportent des services supplémentaires
Ils constituent un espace de vie stabilisant, dans des environnements urbains à proximité des transports en commun et des commerces. On trouve aussi des copropriétés collectives dans l’espace rural. Nous avons travaillé sur un projet dans le Vexin français où étaient prévues 5 maisons sur la dernière parcelle disponible de cette commune. La maire voulait accueillir davantage d’habitants. Sur la même parcelle, on réalise finalement 28 logements, un seuil plus adapté pour créer une communauté de moyens.
Comment rendre l’habitat collectif désirable ?
Dans certaines villes, les habitants ne peuvent plus rentrer dans les villes le matin avec leur voiture tellement c’est saturé. La mobilité est un cauchemar. Et j’ai la conviction que toute personne est en capacité de rejoindre un collectif. Il faut savoir agréger les personnes, en fonction de leurs besoins. Cela questionne la façon de faire et de concevoir les projets immobiliers. Nous avons travaillé avec des architectes pour disséquer les raisons pour lesquelles la maison est si désirable. L’agencement intérieur d’abord : dans une maison, on peut tout faire, abattre une cloison par exemple. Ce paramètre doit être possible aussi dans l’habitat collectif. Il faut sortir du plan intangible de la vente en l’état futur d’achèvement. Avec la co-conception, les acquéreurs peuvent dessiner leur intérieur. Il faut aussi réinterroger les espaces extérieurs d’un habitat collectif. Le palier, la coursive accueillent des usages impraticables dans l’habitat individuel. Pour les enfants, pour l’intergénérationnel, pour ceux qui travaillent, pour ceux qui ne peuvent pas faire leurs courses, ces paliers deviennent des espaces de services et de nouvelles aménités. Avec ces services en plus, on peut concurrencer la maison individuelle. Ou en utilisant le vocabulaire de la maison, avec des duplex ou triplex, on propose le volume de la maison avec la communauté de moyens de l’habitat collectif. Les vendeurs de maisons individuelles apportent des solutions de financement ? Nous veillons à le proposer également très en amont. Enchanter l’acte d’achat, apporter de la considération aux gens qui s’interrogent, les accompagner, cela fait une grande différence. C’est toute une démarche qui rend le collectif désirable.
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