Créée en 1975, la société Bretagne Ateliers est une référence française parmi les entreprises adaptées, un statut réservé aux sociétés employant plus de 80% de salariés en situation de handicap. Avec 550 salariés, elle est également l’une des plus importantes, œuvrant dans le secteur industriel (assemblage de pièces pour l’automobile, le ferroviaire et l’aéronautique) et dans le tertiaire en qualité de prestataire de services. Entrepreneur militant, Daniel Lafranche revient pour Valeurs d’Entrepreneurs sur ce qui fait de Bretagne Ateliers une entreprise comme les autres sur certains aspects, et résolument atypique sur certains autres aspects. Entre devoir de rentabilité et accompagnement social, Bretagne Ateliers a inventé un modèle qui fait aujourd’hui référence.
Comment est née l’histoire de Bretagne Ateliers ?
Elle a été créée en 1975 par Jean-Michel Queguiner. C’était une entreprise au départ sous statut associatif, fondée à l’initiative du maire de la commune. Il y avait une volonté du monde patronal de reconnaître les personnes handicapées, qui constituaient, à l’époque, la majorité des personnes en marge de la société. L’idée était de dire : si on leur donne une chance, elles pourront développer leurs compétences et accéder au monde du travail, avec tout ce que cela implique en termes de reconnaissance sociale. Historiquement, cela remonte à une première loi datant de 1975, sur les ateliers protégés. En 2005, une nouvelle loi a vu le jour, avec une nouvelle appellation : l’entreprise adaptée.
Si on leur donne une chance, les personnes en marge de la société pourront développer leurs compétences et accéder au monde du travail.
C’est un statut à part ?
C’est une entreprise à part entière, avec une fibre et une mission sociales. Elle doit embaucher 80% de salariés en situation de handicap, au lieu de 6% pour toute entreprise. Le but, c’est d’accompagner dans l’emploi les personnes qui rentrent dans l’entreprise. Nos clients ont un intérêt à travailler avec nous, car nous pouvons les libérer de 50% de leurs obligations d’emploi de personnes handicapées. Elles sont exonérées de payer une taxe si elles emploient au moins 20 personnes.
Comment êtes vous arrivé à diriger cette entreprise et pourquoi ?
Après une formation et un parcours d’ingénieur « classique » dans un groupe international, j’ai rencontré Jean-Michel Quéguiner. J’avais envie de bouger pour une entreprise où les hommes auraient plus compté que les actionnaires. Cette rencontre a été primordiale. Il m’a fait découvrir qu’il existait un autre modèle d’entreprise, où les hommes étaient au cœur du dispositif. Il travaillait pour remettre des personnes handicapées dans l’emploi, avec une autre finalité. Il n’était pas guidé par des fonds de pension. Cela a résonné en moi, j’avais besoin de quelque chose de plus social, de plus humain. Je suis arrivé en 1998 et en 2004, je prenais la direction générale. Je m’appuie, depuis, sur ma formation, mon expérience de pilotage dans une grande entreprise américaine, mais en remettant l’homme au centre.
Qui sont vos clients ?
Notre stratégie aujourd’hui, c’est plutôt d’aller vers des entreprises qui ont une fibre sociétale, qui sont dans une démarche RSE à l’interne ou à l’externe. On a malheureusement des freins quand on prononce le mot handicap. Les gens se projettent immédiatement sur la personne en fauteuil, alors que pour 80% des personnes, le handicap ne se voit pas. Quand on fait venir des clients chez nous, et qu’on se déplace dans l’usine, ils ne voient pas que 80% des personnes sont en situation de handicap.
Est-ce que cela implique une manière de diriger qui est différente selon vous ?
A titre personnel, il est clair que cette finalité sociale, c’est ce qui nous motive tous au sein du comité de direction. C’est le fil conducteur et on n’est pas là par hasard !
On voit des gens souriants, heureux à longueur de journée. Ma vision, qui est partagée ici, c’est celle de l’importance du travail, de l’emploi en tant qu’intégrateur social.
Et en tant que dirigeant ?
Pour mener à bien notre projet et pérenniser ce type d’entreprise, il faut que les choses fonctionnent différemment. Nous avons mis en place un modèle de management particulier, mais qui pourrait tout à fait l’être dans une autre entreprise. C’est ce qui a été conceptualisé par l’expression « entreprise libérée », que l’on appelle le modèle Cristal chez nous.
L’idée, c’est d’inverser la pyramide et de rendre les gens acteurs de leur emploi.
Concrètement ?
On mise chez nous sur les personnes en charge de la production, que l’on met au centre. Les autres fonctions de l’entreprise sont là en appui de la production. On donne la parole aux gens, aux ouvriers, on leur permet de critiquer, de s’exprimer. Si on veut que notre entreprise fonctionne, il faut qu’on soit un meilleur acteur industriel que nos concurrents, en termes de qualité, de livraison, etc. Et quand on mise sur l’homme, on voit ce que cela peut apporter.
La structure, l’encadrement, l’organisation des postes, l’ergonomie, etc. sont au service de cette idée. Quand on doit, par exemple, travailler sur les coûts de production, ce sont les opérateurs de production qui savent le mieux comment optimiser leur poste. Ca fait partie de nos certitudes : si les solutions à un problème ou à une volonté d’amélioration sont décidées ailleurs que sur le lieu de production, elles ne sont pas bonnes. La bonne solution, ce sont les salariés qui la trouvent.
Comment avez-vous construit et installé ce modèle ?
C’est un modèle qui s’est construit au fil du temps avec tous les outils du secteur auto. Il s’est autoalimenté et fait aujourd’hui référence. Il nous a permis de nous diversifier, et de travailler aujourd’hui pour des entreprises comme Airbus par exemple. Ils veulent travailler avec nous car les gens ici sont impliqués : ils ont compris que si on existe, c’est d’abord parce que le client est satisfait. En cas de problème, ils vont réellement tout mettre en œuvre pour trouver une solution. L’encadrement, la « hiérarchie » est là en accompagnement, en soutien pour valider les modifications si cela touche au process de fabrication. On a mis tout le monde en dynamique d’évolution et de progression.
Est-il viable ailleurs ?
Oui, j’insiste, ce n’est pas propre à notre entreprise adaptée. C’est transposable ailleurs. Les gens sont peut être plus sensibles à ces préoccupations chez nous, car il est vrai que pour certaines personnes en situation de handicap, l’entreprise est un véritable lieu d’épanouissement, où elles trouvent du sens, du lien social, etc. Parfois plus que dans leurs vies privées où elles peuvent se retrouver plus isolées.
Est-ce que cela implique une manière de manager différente ?
Le modèle ne peut pas être un copier-coller. Il faut lui donner du sens, et être sur le long terme. Mais maintenant, nous sommes très sollicités pour être visités. On a beaucoup de demandes. Quand il y a une volonté managériale, je pense que c’est applicable. J’ai plus de réserves dans les grands groupes, dépendant d’actionnaires qui demandent des comptes. Il faut voir l’entreprise autrement que comme un machine à faire du cash, ou penser que la pérennité, c’est la meilleure manière de se développer et d’être rentable.
Comment gérez-vous les impératifs de rentabilité ?
Il faut assurer cette rentabilité tout en préservant notre modèle social, qui est de maintenir et accompagner les gens en difficulté. Nous sommes de plus en plus attentifs à la rentabilité. On a peut-être mis trop souvent l’aspect social en avant. L’Etat a en outre tendance à se désengager, et cela rend les choses plus compliquées, pour nous qui sommes une grosse entreprise, assez atypique parmi les entreprises adaptées. Nous sommes 550, alors que la moyenne, c’est 40 personnes. Et puis nous sommes dans l’industrie, principalement, alors que beaucoup sont dans les services.
Maintenir une rentabilité est donc compliqué ?
Les gens vieillissent chez nous, il y a très peu de turnover, car on les accompagne tout au long de leur carrière. Mais 40 années à travailler dans l’industrie, c’est beaucoup et c’est fatiguant. Nous les gardons pour des raisons sociales, même si leur force de travail ne permet pas d’assurer l’équilibre financier de l’entreprise. On aimerait que l’Etat, dans sa réflexion, prenne en compte cette problématique, pour que l’on ne soit pas bloqué entre notre mission économique et notre mission sociale. Car on doit produire des résultats, rembourser nos emprunts et garder la confiance de nos clients.
D’où votre développement vers d’autres activités ?
Nous nous développons sur le secteur tertiaire, dans la logique de maintenir le plein emploi. Comme il n’est pas évident de maintenir certaines personnes sur des postes industriels pendant toute une carrière, nous proposons donc des services de sous-traitance pour des banques, des assurances, sur des missions de gestion électronique de documents, de traitement de données, de flux de contrats, etc.
Comment est organisé cet « accompagnement social » ?
Nous avons une structure dédiée au management social, notre direction des richesses humaines, comme nous aimons l’appeler. Derrière, il y a une équipe avec notamment un psychologue et une infirmière, qui font du suivi individualisé. La démarche, quand on accueille une personne, c’est de la remettre en confiance. On a pour cela une école de formation, des outils et des modèles, que l’on propose à d’autres entreprises, qui souhaitent intégrer, démystifier et manager le handicap.
Formez-vous vos salariés ?
Oui nous avons tout le panel de formations classiques mais nous avons également des outils, notamment pour réinsuffler de la confiance. On fait passer des tests pour rechercher les aptitudes, pour mettre les gens sur des postes en les préparant le mieux possible, afin qu’ils travaillent en confiance.
Le travail de reconstruction et de développement des compétences est essentiel.
Y-a-t-il des entreprises qui viennent se former chez vous ?
Oui, ce sont des entreprises libérées ou qui essaient de remplir le mieux possible leur obligation légale, et qui ne savent pas comment procéder. Nous leur proposons des formations sur le management participatif ou sur la démystification du handicap, des visites et surtout du partage d’expériences.
Est-ce que vous êtes autant militant que dirigeant ?
On est militant, c’est évident. On croit en ce qu’on fait. On est surtout très satisfaits, quand on descend dans l’atelier, de voir des personnes rayonnantes. Je me lève pour cela. C’est une structure qui est différente. Il n’y a pas de turnover, et on ne vient pas chez nous par hasard. Quand on est là, on reste. Il y a des intérimaires qui viennent, et beaucoup veulent rester. Il y a quelque chose, quand on a passé quelques heures dans l’entreprise, qui fait que c’est différent ici. C’est notre baseline : un engagement différent.
