Julien & Frédéric Lippi ont repris en 2007 les rênes de l’entreprise familiale, Lippi Clôture. À sa tête, ils ont fait émerger une nouvelle conception du management, basée autour de la notion de « confiance a priori ». Et ont décidé d’apprendre en marchant.
Quelle vision aviez-vous de l’entrepreneuriat, lorsque vous avez repris l’entreprise familiale?
On apprend en marchant. Il serait inapproprié de dire qu’on a une vision immédiate et immuable. On se forge au fur et à mesure, au contact des hommes, des femmes. A un moment donné, avec mon frère on s’est dit : et si la solution résidait dans l’attitude que l’on va avoir face aux collaborateurs, plutôt que d’essayer d’organiser sans cesse l’entreprise. Elle doit s’organiser toute seule, si on grossit un peu le trait.
Vous avez développé une conception de l’entreprise basée sur la confiance a priori. Pourquoi cette idée ?
Je crois qu’on ne fait rien seul. On se nourrit de lectures, d’essais, d’erreurs, et à un moment donné, on a une vision. Nous sommes partis au départ du constat que le monde de l’entreprise allait être extrêmement marqué par un changement rapide et brutal dans les modes de communication via la démocratisation d’Internet. Le phénomène n’était pas nouveau, mais on l’a appliqué à une entreprise industrielle. L’ensemble du personnel a été formé à l’usage des outils et services par Internet. On s’est rendu compte immédiatement que lorsque vous autorisez et encouragez la communication transversale, vous déstructurez l’entreprise hiérarchique traditionnelle.
En quoi cela la « déstructure » ?
Historiquement, dès qu’on modifie un outil de communication, on modifie la structure des organisations. Quand on était au télégraphe, et qu’on est passé au téléphone, le télégraphiste qui était le nœud à disparu. On s’est organisé différemment autour de ceux qui prennent le téléphone. La même chose s’est passée quand le fax a remplacé le télex, l’email, le courrier, etc. Puis sont arrivés les réseaux sociaux, qui ont libéré la parole. Le contrepoint, c’est que quand on permet, quand on encourage comme nous de façon consciente la communication, on s’engage alors dans la présomption de confiance. Le pari, c’est que les gens qui se saisissent du micro ou du clavier, dans une communauté organisée qu’est l’entreprise, se comportent normalement dans la majorité des cas. Ils ont plus à gagner de la possibilité de communiquer et de communiquer positivement. L’idée, c’était chez nous de transposer cette pratique dans l’atelier, avec ou sans écran.
Comment cela fonctionne ?
Cela se passe en 4 temps. Le premier temps a consisté à élargir le champ culturel de l’ensemble des collaborateurs. On a ainsi connecté les collaborateurs à des sources d’informations, des systèmes de veille en fonction de la sensibilité de chacun. On fait confiance à chacun pour suivre dans son domaine les informations qui sont les plus importantes et rediffuser celles qui paraissent le plus pertinentes. Le second temps, c’est donc celui du partage et de l’émergence d’une vision commune d’un futur souhaité et souhaitable. Troisièmement, il faut mettre en place des plateformes collaboratives de type management visuel pour que chacun participe au quotidien.
Et le dernier temps ?
Le quatrième temps est celui de l’émergence de leaders. Je ne parle pas de leader au sens hiérarchique, mais dans le sens où certains sont doués pour animer les autres et disposent du charisme suffisant. Il n’y a pas de nomination pour cela, mais on tente plutôt la cooptation. C’est un très bon système. On permet aux gens de se mettre en position d’animateurs, de se pousser eux-mêmes en dehors de leur zone de confort. Cette question du leadership est centrale. On a ainsi été à l’initiative avec d’autres entrepreneurs d’un manifeste du leadership, pour développer ces questions dans l’entreprise.
C’est un processus difficile à mettre en œuvre ?
Ce n’est pas une baguette magique, c’est un processus qui est long effectivement, qu’on re-fabrique perpétuellement. Cela implique de réorganiser l’entreprise en plus petites entreprises à l’intérieur de la PME, autour d’une problématique homogène, dans lesquelles vous allez avoir des équipes pluridisciplinaires auxquelles on fait confiance, qui s’auto-coordonnent pour prioriser leurs actions.
Cela ne concerne donc pas que les questions de communication…
Après, on déroule : si on peut faire confiance sur la communication, on peut faire confiance dans d’autres choses et s’engager dans une entreprise où l’on fait tous des choix, où on est tous entrepreneurs. Si on fait tous des choix, dans notre secteur d’influence dans l‘entreprise, si on prend plus de décisions, on fait mécaniquement plus d’erreurs. Mais je crois qu’il faut faire confiance à l’erreur et ne pas essayer de la chasser mais au contraire répartir le risque sur plus de gens.
Quel retour avez-vous constaté ?
On a mis en place ce système depuis 2 ans et cela marche correctement il me semble. L’idée est de remplacer les comptes rendus, les one to one édulcorés, les reporting pas lus. Cela permet d’utiliser les compétences techniques pour faire ce à quoi elles sont payées, c’est-à-dire de la technique, et pas du contrôle ou du reporting. Le contrepoint, c’est qu’il y a peu de contrôle. On mesure, mais on ne fait plus beaucoup de contrôle. Si vous êtes plus dans la mesure et moins dans le contrôle, vous êtes dans la présomption de confiance.
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Le regard de Bruno Rousset
Le témoignage de Frédéric Lippi nous montre que le principe de « faire confiance a priori » s’adapte à tout type d’entreprise, que l’on soit dans les services ou, comme lui, dans le secteur industriel. C’est un principe qui n’est finalement pas seulement du ressort de l’homme en tant que chef d’entreprise, mais c’est plus généralement une conception positive de l’homme, une posture de bienveillance que l’on adopte face à ses semblables.
C’est une forme de respect de l’autre : en lui accordant sa confiance, on lui laisse une liberté d’agir, la possibilité de sortir du cadre, à sa façon. Il faut certainement une certaine forme d’humilité pour mettre cela en œuvre, au sein de son entreprise.
Et au final, instaurer ce type de relation est bénéfique pour tout le monde : pour le salarié qui trouve son intérêt à travailler de manière plus autonome, qui se voit gratifié par la confiance que l’on place en lui ; et pour le chef d’entreprise, qui peut compter sur des salariés plus impliqués et plus motivés qu’ailleurs.