Parmi les premières entreprises françaises du textile et troisième en Europe, le groupe Deveaux a niché son siège dans un petit village du Haut Beaujolais, dans un bassin autrefois florissant, qui s’étendait de Roanne à Lyon. Après bientôt 3 siècles d’existence dans la production, la société s’est aujourd’hui complémentarisée, notamment dans la distribution, après avoir fait l’acquisition des réseaux Armand Thierry et Jacqueline Riu. Présent dans l’entreprise depuis plus de 50 ans, Lucien Deveaux (aujourd’hui président du conseil de surveillance) revient sur son parcours pour Valeurs d’Entrepreneurs.
Premiers pas d’entrepreneur
A 22 ans, lorsque Lucien Deveaux rentre dans l’entreprise familiale, le textile poursuit son long déclin dans la région roannaise. Héritier d’une société qui perd alors de l’argent, il en reprend le contrôle sans y avoir vraiment été préparé. Et confesse que sa seule idée à l’époque, c’était qu’il n’avait pas le droit d’arrêter. « Quand j’étais jeune, je ne savais même pas que mes parents avaient des usines. On ne parlait pas des affaires, on ne parlait pas d’argent ». La formation en entrepreneuriat se fera donc sur le tas. « Je ne suis pas né entrepreneur, je le suis devenu », explique-t-il.
Le directeur alors en place reste 3 ans avant que Lucien Deveaux ne reprenne les destinées de l’entreprise, dont il va au fur et à mesure racheter toutes les parts. « Pour se développer, on s’est d’abord dit qu’il fallait être moderne et investir, beaucoup.» L’essor se fait ensuite par le rachat d’entreprises locales, par le développement à l’international (présent aujourd’hui dans 45 pays) et par la diversification (rachat de réseaux de distribution notamment).
Après une dizaine d’acquisitions, dont la société Biderman en 1995, spécialisé dans le vêtement masculin de griffe (Kenzo, YSL, Givenchy, etc.) et une implantation dans le monde entier, Lucien Deveaux emploie aujourd’hui plus de 4500 personnes et s’installe sur le podium européen du secteur.
Partager et participer
Côté management, Lucien Deveaux confesse ne jamais s’être intéressé aux théories ou aux grandes idées en la matière. « On a fait beaucoup de choses sans vraiment les intellectualiser. Quand les gens disent qu’ils ont eu de bonnes idées, c’est toujours après l’action. Dans la réalité, on fait des choses en réfléchissant et en agissant simultanément ». Les principes managériaux de Lucien Deveaux vont donc s’imposer par l’expérience et la pratique : parmi eux, la participation et la « non violence ».
« Ma seule vérité, c’est d’écouter les gens et de les faire participer. A 500, on a plus d’idées qu’à 5 dans un bureau. » Au siège de Saint Vincent de Reins, Lucien Deveaux n’a d’ailleurs pas de bureau… Entre deux déplacements, il s’installe où il peut et surtout, parle à tout le monde. Sa fille, qui a repris la direction générale de la partie production, est elle-même au milieu des commerciaux, dans un open space où rien n’indique la hiérarchie, ainsi que son gendre qui anime la partie commerciale et création.
Lucien Deveaux veut pour autant rester modeste, quant à l’impact de ces choix managériaux. « Personne n’est capable de dire l’influence que cela a eu. On a juste voulu instaurer une grande liberté d’initiatives, permettre aux gens de participer à la vie de l’entreprise, éviter les cloisonnements, accélérer l’innovation… Mais on n’a rien imposé. C’est venu naturellement. On a laissé faire les gens avec leur tempérament, sans code de conduite ni charte. Si on a envie de changer quelque chose, on le dit et on le fait. Il y a certainement aujourd’hui proportionnellement moins de hiérarchie, d’administratif par rapport à des entreprises de même taille. Ca fait peut-être partie des raisons de notre relatif succès ».
Un principe qui vaut en interne, mais également dans les entreprises qui ont petit à petit intégré l’ensemble. Partisan de la cooptation et de la méthode douce, Lucien Deveaux insiste sur l’importance du facteur culturel. « Il serait très orgueilleux de dire qu’il y a une seule sorte de management qui fonctionne et que l’on pourrait dupliquer. Tout dépend des régions, des caractères des gens, du secteur. Il faut toujours s’adapter, car on ne dirige pas dans les Vosges comme à Lyon ou comme en Chine. On a souvent hérité d’affaires très hiérarchisées, parfois vieilles de trois siècles. On n’a jamais pour autant cherché à donner un grand coup de balai. On les a fait évoluer lentement, en se basant sur la cooptation plus que sur l’imposition. Il n’y a jamais eu de clash. Il faut être deux pour faire un clash et nous, on n’était pas violent. Cela nous a permis d’évoluer sereinement, agréablement. »
L’homme au centre du système
S’il se méfie des grandes idées, Lucien Deveaux affirme l’importance de l’humain et de la manière d’agir. « Quand on est un entrepreneur, on ne doit pas avoir d’idées arrêtées. La manière de faire est plus importante que les idées… Il n’y a pas de recette miracle, car beaucoup réussissent avec des manières différentes. Ce ne sont donc pas les théories qui réussissent ou qui échouent, ce sont les hommes. Il faut donc être près d’eux, près du terrain et s’adapter. On réussit par les hommes. Il faut croire aux hommes plutôt qu’aux principes » explique-t-il.
En insistant sur l’action plutôt que sur l’idée, Lucien Deveaux pointe la valeur fondamentale qui doit animer l’entrepreneur : le courage. « C’est le b.a.-ba. Quand vous voulez être entrepreneur, il faut accepter de s’y consacrer à plein temps, et de perdre partiellement beaucoup de choses à côté : loisirs, vie de famille, etc. On se prive de certaines choses, on voit moins ses enfants, etc. Je comprends tout à fait que certaines personnes préfèrent une autre vie, car elle est aussi synonyme de sacrifices. »
Les trois enfants de Lucien Deveaux sont aujourd’hui à la tête du groupe. Il faut croire que l’exemple paternel a payé, et que malgré les sacrifices, le virus de l’entrepreneuriat a bien été transmis. « Aujourd’hui, je fais ce que mes enfants ont moins envie de faire. Et eux, ils font tout ce qu’ils veulent en communiquant entre nous en permanence ! ».

Le regard de Bruno Rousset
Le capital humain selon Lucien Deveaux
Lucien Deveaux pointe la primauté de l’action sur la réflexion théorique, en ce qui concerne sa manière de manager son entreprise. Avec justesse, de mon point de vue, car il n’y a rien de pire qu’un discours et de belles intentions non suivis d’actions dans les faits.
Pour autant, décider cela, c’est déjà le fruit d’une réflexion, sur la manière de diriger et d’organiser une entreprise ! Ce que je retiens de cet entretien, ce n’est donc pas tant cette dialectique entre action et réflexion, que la place centrale qu’il accorde à la valeur humaine. Finalement, même s’il se défend avec humilité de vouloir poser des règles et des bonnes pratiques, Lucien Deveaux nous propose un principe fort, qui est de dire : « il n’y a pas de règle, il y a des hommes et il faut tout le temps agir en fonction ». Que ce soit dans ses relations avec ses collaborateurs ou dans ses affaires, la seule chose immuable pour lui, c’est ce facteur humain, avec sa complexité, sa diversité et toute l’attention qu’on doit lui porter.